Moi, Jeanne Calment, l’immortelle doyenne
« Rien ne m’étonne plus ! » (1) Pensez-donc ! Cela fait déjà 22 ans que je suis morte et je n’ai pas encore été détrônée dans le livre Guinness des records. Je suis toujours l’immortelle doyenne de l’humanité ! Je reste la personne la plus âgée dont le certificat de naissance a pu être authentifié avec certitude. Enfin, ce que personne ne contestait jusqu’à ce que l’autre Russe, en décembre dernier, nous fasse le coup de la théorie du complot. Et vu comme la fake news – c’est comme ça que vous dites aujourd’hui ? – s’emballe, il fallait bien que je vienne faire un petit tour sur Terre. Me revoilà dans ma bonne ville d’Arles où je suis née, en 1875, et où j’ai cassé ma pipe, en 1997, pour mon 122ème anniversaire ! Jeanne Calment se sert un verre de porto et allume une cigarette – selon son habitude, quotidienne, jusqu’à son dernier souffle.
Quel bazar ! Des gardes de la maréchaussée, endimanchés comme dans un roman de Jules Verne, ont failli m’estropier alors qu’ils chargeaient une foule en colère drapée de gilets jaunes scintillants. Elle réclamait, si j’ai bien compris, la tête de votre jeune président. La belle affaire ! Moi, des présidents, j’en ai connu 20 durant ma vie. J’ai quand même acheté des journaux mais je n’y comprends rien. « De mon temps, c’était facile : il y avait les républicains et les royalistes. Le bonnet phrygien et la fleur de lys. Aujourd’hui, le drapeau tricolore est bizarre, avec beaucoup de petits partis. Tous des guignols. » (2) Faut reconnaître que la politique n’a jamais été mon truc. J’ai fait un beau mariage, avec un riche marchand, qui m’a permis de profiter à fond de la Belle Epoque puis des années folles. Le travail ce n’est pas la santé ! La preuve : je n’ai jamais travaillé. A moi, les joies du sport, du ski, du vélo, du tennis ! Et vive la polka et la mazurka dans mon grand salon arlésien ! « J’ai connu tous les plaisirs – plus un. J’ai tous les vices – plus un » (1)
« Van Gogh était très laid. Laid comme un pou, avec une casquette. »
Mais jamais je n’ai été aussi vicieuse que Nikolaï Zak, ce cosaque mathématicien ! Il prétend que je serais morte en 1934 et que je suis en réalité Yvonne, ma fille unique décédée d’une pleurésie le jour de ses 36 ans. Vous suivez ? La Jeanne Calment, doyenne de l’humanité, disparue en 1997 à 122 ans aurait été en fait, Yvonne, sa fille, âgée « seulement » de 99 ans ! Même pas une centenaire, la honte ! (3) Et ce monstre de Nikolaï ne manque pas d’arguments – 17 au total – pour alimenter sa thèse : j’aurais ordonné de brûler mes archives quand je suis devenue célèbre dans ma maison de retraite ; le changement de couleur de mes yeux sur certains clichés ; mes souvenirs imprécis… Comme si à 122 ans on ne perdait pas un peu la boule ! Bon, c’est vrai que quand les télévisions du monde entier ont fait de moi une star planétaire, j’ai raconté des bêtises.
Sur Van Gogh par exemple ! J’ai prétendu à plusieurs reprises – au Monde, à Paris-Match, sur Antenne 2 – l’avoir rencontré à la Maison Calment, le grand commerce que gérait mon mari. « Van Gogh était très laid. Laid comme un pou, avec une casquette. Dans Arles, on l’appelait le « dingo » et il faisait peur aux enfants. » (2) Bon, le problème c’est qu’à l’époque où monsieur le peintre fréquentait Arles, je n’avais que 13 ans ! L’inventrice des Fake News, c’est moi ! Pardonnez, mais qu’est-ce qu’on s’emmerde dans une maison de retraite ! « Et puis il n’y a de la chance que pour la canaille. » (1) Grâce à ce bobard, j’ai battu un nouveau record : actrice la plus âgée de l’histoire du cinéma avec, à 114 ans, un petit rôle dans Vincent et moi, un film sur le barbouilleur (4). Mais qu’est-ce que vous lui trouvez tous ? « Dire que ça vaut des millions aujourd’hui. On aurait pu lui acheter des tableaux si on avait su ! » (2)
Quand je suis devenue un phénomène de foire, j’ai vite compris comment enfariner les journalistes qui défilaient du matin jusqu’au soir. Ma règle d’or à l’époque : « Je réponds ce que les gens veulent entendre. » (1) Et puis, après tout, ils n’ont pas hésité à l’exhiber la vieille aux œufs d’or ! Pour mes 121 ans, ils ont sorti un album, « la maîtresse du temps », en me faisant ânonner en boucle, sur un air vaguement techno, dans un duo avec une petite fille : « c’est la farandole » ! Une horreur. Mais quelle rigolade ! Le moins marrant c’était mon infirmière en chef, Laure Meusy, qui a pris la grosse tête en se posant comme mon impresario. Ah, il ne l’a pas loupé le minot, Pierre Carles, dans son documentaire pour Strip-tease sur France 3. Après la diffusion, la cheftaine a été mutée et la meute de journalistes interdite de séjours.
Bon cette histoire d’usurpation d’identité, ça ne tient pas debout. Mais elle a au moins permis un miracle : ressusciter Michel Vauzelle, le maire d’Arles lors de ma gloire médiatique. Il s’ennuie lui aussi depuis sa retraite politique. « Cette théorie est complètement impossible et invraisemblable », qu’il affirme ! (3). Il est mignon. Lors de ma mort, il n’avait pas manqué de lyrisme : « Elle était notre grande sœur. Elle nous montrait le chemin de la vie, de la curiosité, de l’appétit et de la force de vivre. » (7) Surtout, l’année où le Russe prétend que j’ai pris l’identité de ma fille, son mari et le mien étaient encore vivants. Nous étions des notables, connus de tous. Pour que le complot fonctionne, dans le but soit disant de payer moins d’impôts, il aurait fallu que toute une ville soit complice ! Allez, je m’en vais pour de bon. Pas dans le caveau familial du cimetière Trinquetaille. Je ne suis pas folle. Je retourne au paradis ! « Je suis le chouchou du bon Dieu. » (2) Croyez-moi si cela vous amuse…