"C'est un peu l'apocalypse"
« Cela fait deux à trois semaines qu’on avait des réunions spéciales coronavirus parce qu’on savait qu’il allait arriver à Marseille, qu’on avait des consignes de l’Agence régionale de santé, notamment par rapport aux rassemblements : nous recevons 40 à 50 personnes sur trois heures en stationnement. On assure en temps normal une permanence près de la gare Saint-Charles tous les jours de la semaine. Maintenant, en effectif réduit, on a dû se réorganiser, c’est seulement le mardi, jeudi, samedi et dimanche.
La situation change tous les jours, on ne savait pas par exemple si nos deux médecins allaient être réquisitionnés (ce qui n’est pas le cas), si les autres structures de soins allaient continuer de travailler etc. Sur le terrain concrètement, nous nous relayons à cinq pour assurer la permanence du bus, équipés à bloc : masques, blouses gants. Normalement, les usagers montent dans le bus et emmènent leur propre matériel d’injection. On servait aussi café, madeleines etc. Mais on a tout arrêté pour éviter le stationnement. Maintenant on reçoit un par un, on prend la température de chacun, on voit s’il y a des symptômes etc., et on leur donne nous-mêmes le matériel dont ils ont besoin. On leur donne aussi des doses de gel hydroalcoolique et on les informe sur les mesures de confinement etc. C’est aussi pour ça qu’on doit continuer à travailler, assurer ce service de prévention.
Je dirais que 70 % à 80 % du public est sans abri. Il y a deux sortes de réactions : ceux qui pensent « qu’ils sont là pour nous affoler, de toute façon on est à la rue, j’en ai un peu rien à foutre. Je l’aurai le virus… », et d’autres qui s’inquiètent justement parce qu’on leur parle partout du Covid-19 et que rien n’est mis en place. Entre hier et aujourd’hui (jeudi, Ndlr), deux hôtels ont été réquisitionnés par l’État mais tout a été pris d’assaut, c’est la guerre, c’est horrible ! Les foyers d’urgence ne veulent plus accueillir de nouvelles personnes. Les gars ne peuvent plus faire la manche dans la rue parce qu’il n’y a plus personne, ils sont en train de crever la dalle, ils n’ont pas d’endroits pour dormir ou se mettre à l’abri. C’est un peu l’apocalypse. On a dû aussi imprimer en urgence des attestations indiquant qu’ils étaient SDF et contraints de ne pas respecter les mesures de confinement car certains d’entre eux se sont faits emmerder par les flics. Médecins du monde, notre direction et les autres acteurs de la solidarité n’arrêtent pas d’interpeller l’ARS (Agence régionale de la santé) et l’État mais rien ne bouge. En gros, c’est aux associations de trouver des solutions parce que les tutelles n’ont rien prévu pour les personnes en grande précarité !
Le gros problème aussi c’est que les assos avec qui on bossait comme le Secours populaire, la Croix-Rouge et tout ceux qui font de l’aide alimentaire réduisent leur activité car ils disposent de moins en moins de bénévoles. Ça devient vraiment la galère. Notre prestataire pour les bouteilles d’eau ne nous livre plus, il nous faut aller dans les commerces, faire la queue… Concernant le bus, il nous reste 50 masques et une centaine de blouses… On pense que le confinement va durer, on en cherche partout, on réfléchit aux solutions pour le futur proche.
Ce qui nous inquiète un peu, c’est que nous délivrons des substituts pour deux jours. Et les usagers ne comprennent parfois pas pourquoi. Ce qui fait qu’ils peuvent tout consommer en un jour… On a peur aussi de la chute du marché noir du Subutex ou des médicaments détournés comme la Ritaline. Cela va provoquer des manques et ils vont venir nous voir. Rien n’est stable ! Je n’ai jamais vu ça de ma vie. En même temps, on n’a jamais vu de pandémie. On est tous très fatigués. Mais le point positif, c’est qu’on sent beaucoup de solidarité entre nous, avec les autres structures aussi. Cela révèle plein de choses. Et puis je n’ai jamais été aussi contente de pouvoir sortir pour aller travailler ! »