Moi Cyrulnik, anti-héros de la résilience
Toi Jane ? Moi Tarzan ? Dans le parc animalier de Sanary-sur-Mer désert en ce dimanche d’élection, d’une voix grave et douce, Boris Cyrulnik, murmure des paroles devant la cage où l’observe une femelle gibbon à mains blanches. Tu sais, enfant, mon premier héros a été le seigneur de la jungle. « Moi, petit, rachitique, faible, seul, sans famille, je vivais une période difficile mais ce n’était pas grave : j’allais devenir comme Tarzan, sauverai des animaux, aurai un slip en peau de bête, et je rencontrerai Jane. J’ai tout réalisé sauf le slip en peau de bête. » (1) Ma Jane, Florence, s’est lancée dans la politique en 2001 pas loin d’ici, à la Seyne-sur-Mer. Elle est conseillère municipale au « patrimoine, aux archives et aux musées ». La Seyne c’est un peu une réserve comme ton zoo, la dernière grande ville de gauche dans le Var. Mais le FN y a quand même caracolé en tête avec près de 30 % dès le premier tour. Il est même monté à 46 % au second !
Avec Florence, on s’est rencontrés pendant nos études de médecine puis on ne s’est jamais lâchés. Un demi-siècle de mariage, c’est pas rien ! Chez nous à la Seyne-sur-Mer, « je suis peut-être le plus médiatisé, mais lorsque l’on se promène, c’est elle que l’on arrête pour poser des questions » (2). La gibbon fait une pirouette et se gratte la tête. Ah oui, ma belle. Tu n’as ni télévision, ni radio, ni journaux. Tu es donc la dernière à ne m’avoir jamais entendu raconter comment de la tragédie de mon enfance j’ai su puiser la force pour vivre, étudier et penser. Je me présente : Boris Cyrulnik, psychiatre, psychanalyste, éthologue, professeur d’université, essayiste, conférencier. Grâce à moi, les gens connaissent la « résilience », cette capacité de l’humanité à résister aux événements extrêmement traumatiques, voire à s’en nourrir pour rebondir.
Mon père, un Russo-Ukrainien, et ma mère, d’origine polonaise, immigrés juifs installés en France dans les années 30, ont été arrêtés par la gestapo pendant l’occupation. Ils sont morts à Ravensbrück et à Auschwitz-Birkenau. J’ai moi-même échappé à une rafle à Bordeaux. « À six ans et demi, j’avais clairement perçu que les hommes étaient fous, et que leur folie était dangereuse. » (3) Orphelin, après des années d’errance à l’assistance publique, j’ai été accueilli par une tante maternelle. Attention ! « La phrase de Nietzsche « ce qui ne nous tue pas nous rend plus fort » est fausse : on garde toujours les traces de sa blessure (…) Simplement, il y a des gens qui deviennent très forts, parce qu’ils se rendent souvent spécialistes du trauma qui les a fracassés. » (4) J’ai attendu la soixantaine pour dévoiler mon histoire. Ah oui, je ne te l’ai pas dit : je vais bientôt souffler mes 80 bougies ! Mais cela ne freine pas le rythme de mes publications. Depuis deux décennies, je sors un essai chaque année, à chaque fois un gros succès en librairie.
« À six ans et demi, j’avais clairement perçu que les hommes étaient fous, que leur folie était dangereuse. »
« J’ai débuté ma vie en subissant un langage-totalitaire, et jamais je n’aurais pu penser que j’arriverais au dernier chapitre de mon existence en en voyant réapparaître un autre. » (5) Avec d’autres intellectuels, artistes, acteurs de la société civile, j’ai signé une tribune « pour refuser les discours de la peur et du déclin » (06) en appelant à voter Macron afin de battre le Front national. Entre lui et Le Pen, il n’y a pas photo : « il ne prétend pas être un héros (…) il ne veut tuer personne et ne veut pas se sacrifier » (07). Car méfie-toi des héros ma belle ! Et ne fait pas comme les Américains qui ont choisi un gorille comme président. « Cette élection, comme l’accession au pouvoir d’Hitler, de Pétain, d’Erdogan ou de Morsi démontre l’existence d’une défaillance culturelle (…). Aux États-Unis, seuls les plus riches peuvent faire des études, les autres sont exclus, humiliés par cette différence (…). Trump est le sauveur de ces gens, les largués de la culture : un héros maléfique (…). La démocratie sans culture fait élire des dictateurs. » (08)
La femelle gibbon frappe des mains en poussant de petits cris. Merci, merci ! Tu as de l’esprit. Plus qu’un grand nombre d’électeurs. A mes semblables je demande : « Dites-moi ce que vous pensez des animaux, et je vous dirai qui vous êtes. » (09) La plupart pensent encore qu’il y a deux catégories, la Brute et le Civilisé. « La Brute c’est l’animal et l’enfant sauvage. Le Civilisé, c’est l’homme bien élevé qui va à l’école, à l’Eglise et connaît les bonnes manières. » (09) Pourtant seuls les mots des hommes possèdent un implicite délirant. « Les animaux ne peuvent pas entreprendre d’éliminer tous les chats noirs parce qu’ils croient qu’ils ont la gueule brûlée aux feux de l’enfer quand ils ont rendu visite à Satan ! » (10) « L’évolution se fait toujours par catastrophe (…). Et aujourd’hui notre société connaît une nouvelle période de chaos ! » (3)
Tu es bien à l’abri dans ta cage dans cette région prête à se donner aux hérauts du frontisme sauce marine ! « Actuellement, en France, on constate des défaillances à tous les niveaux du développement neurologique, affectif, verbal et culturel (…). On évalue même à 1 % le nombre de parents battus par leurs enfants. C’est beaucoup ! » (11) Mais au Proche-Orient, c’est pas bien mieux, avec « ses 14 millions d’enfants traumatisés, orphelins, mutilés, abandonnés, non éduqués ou survivant dans des familles misérables. Quand on est en détresse, on est vulnérable. Quand on coule, on s’accroche à tout ce qui flotte. C’est dans le chaos que poussent les héros. » (12) Extrême droite, « épidémies de croyance » (13), terrorisme. Allez, ne t’affole quand même pas, ma Gibonne ! Les sociétés, comme les individus, sont RESILIENTES. Notre force ? La culture ! « L’arme des dictatures, c’est le conformisme, bien plus que l’armée et la police. C’est pour cela que le théâtre, la littérature et les artistes insolents sont nécessaires. » (1) Pas besoin d’un sauveur. Ni de slip en peau de bête !
Portrait « poids lourds » publié dans le Ravi n°151, daté mai 2017.