Dans la seringue du complotisme
Des médecins tous plus diplômés les uns que les autres s’écharpent en direct sous vos yeux : lequel allez-vous croire ? Maladie nouvelle, devenue sujet de « Une » de manière quasi ininterrompue depuis un an, le coronavirus a renversé la perception de ce qu’était la science. « C’est bien que la société se rende compte que la science est plus complexe qu’on ne le pense, assure Pierre Le Coz, professeur de philosophie à la faculté de médecine de Marseille et ancien vice-président du comité national d’éthique. En revanche il est vrai que ce manque de devoir de réserve, de modération, cette attirance pour la scène médiatique [de la part de certains médecins], cela a quelque chose de néfaste, qui va dans le sens d’un relativisme scientifique. Informer le public est une chose, donner son opinion c’en est une autre. »
Premier sur la ligne de front : le professeur Didier Raoult, devenu en un an une star mondiale et un quasi oracle. Sur Facebook, les pages de soutien qui lui sont dédiées se comptent par dizaines et totalisent pour certaines jusqu’à 15 000 abonnés, contre 790 000 pour son compte Twitter officiel. En dénonçant les défaillances de la politique française de test et de dépistage, mais aussi les intérêts commerciaux derrière certains traitements expérimentaux contre le Covid comme l’américain remdesivir, le chercheur marseillais a nourri les thèses conspirationnistes. « Je ne crois pas que Raoult soit complotiste, mais ses propos sont utilisés par des complotistes », analyse Didier Pachoud, président du Gemppi, association nationale de lutte contre l’emprise, basée à Marseille (1).
D’autant qu’entre les valses-hésitations de l’État sur les masques, les polémiques sur les traitements, les annonces évolutives sur les vaccins, la méfiance a de quoi se nourrir. « Le complotisme tire sa force du fait qu’il n’est jamais complètement délirant, souligne Pierre Le Coz. Il s’appuie sur certaines réalités. Sur le remdesivir, plusieurs choses ne sont effectivement pas claires. Et dans la gestion de la crise par l’État, le recours à un conseil de défense, secret, alors que l’on n’est pas face à une armée, cela interroge. Tout comme le fait qu’Agnès Buzyn [ministre de la Santé au début de la pandémie, critiquée notamment pour sa gestion du stock de masques] se retrouve aujourd’hui à l’Organisation mondiale de la santé. Il y a de bonnes raisons de se poser des questions. »
« Les médecines new age explosent »
Si certains post sur les pages pro-Raoult vont jusqu’à affirmer que ses adversaires ont aidé les Démocrates américains à bourrer les urnes pour faire gagner le big pharma auquel s’opposait Donald Trump, le vrai danger serait pourtant ailleurs. Et avant tout dans le scepticisme face à la vaccination. Avant la pandémie, déjà plusieurs élus médecins, parmi lesquels la future maire EELV de Marseille Michèle Rubirola et la députée européenne EELV Michèle Rivasi, s’étaient élevés en 2017 contre le passage de 3 à 11 vaccins obligatoires pour les enfants. Dans un sondage réalisé en 2018 par la Fondation Jean-Jaurès, 55 % des Français interrogés se disaient pour leur part d’accord avec l’idée selon laquelle le ministère de la Santé « est de mèche avec l’industrie pharmaceutique pour cacher au grand public la réalité sur la nocivité des vaccins ». Une angoisse amplifiée par la pandémie.
« Depuis le confinement, on a été contacté par deux personnes dont des proches voulaient échapper aux vaccins, explique Raymonde Wartel, présidente de l’antenne Paca du Centre contre les manipulations mentales (2), basée à Nice. L’une voulait vivre en autarcie en Ardèche et avait quitté son mari, son travail et sa maison, l’autre avait pris son billet pour partir travailler pour un gourou au Brésil, dans un village écologique. » Les élus, eux, continuent pour la plupart en Paca à soutenir Didier Raoult, et réaffirment la nécessité de la vaccination. Devenue première adjointe à la Santé au maire de Marseille, Michèle Rubirola a dénoncé une « exploitation hors contexte » de ses propos, et a été une des premières dans sa ville à se faire vacciner contre le Covid, sous l’œil des caméras.
Michèle Rivasi tient une ligne de crête en rappelant l’utilité des vaccins, tout en ferraillant contre leur obligation, qui créerait des oppositions, et en dénonçant l’opacité des contrats passés entre l’Union européennes et les laboratoires pharmaceutiques. Le tout en s’exprimant jusque dans des médias tombés ouvertement dans le complotisme, comme le site web de France-Soir, qui accueille à colonnes ouvertes des anti-vaccins revendiqués comme le journaliste partisan des médecines naturelles Xavier Bazin.
Dans ce tourbillon d’informations contradictoires, la tentation est en effet grande de se réfugier dans les médecines parallèles, avec le risque d’emprise que cela peut comporter. « Avec le confinement, on a vu exploser le nombre de personnes tombées sous la coupe de médecines new age, s’inquiète Didier Pachoud. En vingt ans, le nombre de praticiens a été multiplié par 50 ! » Avec à la clé : sujétion, dépenses exorbitantes… A force de relativiser la science, la médecine serait-elle devenue une addiction comme une autre ?
1. Groupe d’études des mouvements de pensée en vue de la protection de l’individu, www.gemppi.org.
2. CCMM, www.ccmm.asso.fr.