La solidarité en état d'urgence
Au volant d’une camionnette blanche qui n’est plus de toute première jeunesse, Bernard Nos braque à droite sur le Vieux-Port, au niveau de l’hôtel de ville de Marseille. La Bonne Mère mais pas un chat, pas une bagnole. « Qui l’eût cru !? », rigole le président de l’association Vendredi 13. À ses côtés, Jérôme (1), un jeune bénévole qui fait là sa première maraude, acquiesce : « C’est de la science-fiction ! » Le 24 mars après-midi, Vendredi 13, une association créée en mai 2018 suite au départ de 90 bénévoles des Restos du cœur, a repris ses maraudes alimentaires. Aujourd’hui, 80 « colis » sont prévus à la distribution. Dans la première camionnette, du pâté ou des boîtes de sardines et de thon, des chips, du chocolat… Dans un deuxième véhicule, qui sent très fort le camembert, des laitages, des fruits, du pain… Francesco, bénévole depuis une semaine, tient déjà le volant et Antoine, la vingtaine aux longs cheveux blonds, prépare les sacs.
Sept jours sur sept
Toute la matinée, plusieurs dizaines de bénévoles se sont affairés dans un entrepôt de 400m2, boulevard de Plombières. Comme de nombreuses associations caritatives, Vendredi 13 a perdu certains bénévoles (sur une centaine d’actifs) contraints de rester confinés. Mais en une semaine, 90 nouveaux, des jeunes en grande majorité, ont répondu à des appels à solidarité. À l’intérieur : des colis préparés, dont certains dédiés à l’accueil de nuit que gère l’association, des fruits, des packs d’eau et de lait entreposés sur des étagères, côtoient des boîtes de cuisses de pintade « Saveur du roi ». Il est bientôt 14h, il faut s’équiper : gilet jaune, masque et gants. Bernard, Salonais de 67 ans « sur le pont sept jours sur sept », donne ses consignes : « Nous n’avons malheureusement pas les moyens de trop nous attarder et de prendre du temps avec les sans-abri. Essayez de tenir les distances réglementaires et dites bien à tout le monde que le colis est fait pour deux jours : notre secteur habituel est trop grand, nous devons alterner un jour sur deux. »
C’est parti pour trois heures et une trentaine de bornes, direction le secteur de la Joliette. Le quartier d’affaires est désert. Un homme, béquille et rouflaquettes, fait la manche auprès des quelques véhicules qui déboulent de l’autoroute. « Pâté ou poisson ? » Une minute suffit avant qu’il ne retourne au turbin. « Ils sont bien conscients de la situation. Le gros problème c’est l’hygiène : il n’y a que très peu de points d’eau à Marseille, les toilettes publiques sont fermées, les bars aussi… Et beaucoup d’accueils de jour aussi, là où ils prennent leur douche. Et puis l’aide alimentaire qui tourne au ralenti en ce moment. » Devant le Mucem, un père de famille joue avec son fils en trottinette devant deux Kangoos de l’armée. L’autre souci, c’est la pression de la flicaille : « On leur demande de dégager, ils reçoivent des menaces verbales mais les centres d’hébergement n’ouvrent qu’à 19 heures ! », s’énerve Bernard. Il a dix ans de terrain, connaît la plupart des SDF : « Je me rappelle plus de leurs prénoms que ceux de ma famille », rigole-t-il.
Seul au monde, le long du port maritime, alors que le soleil pointe le bout de son nez, un homme est emmitouflé dans un duvet vert. Une fois servi, il sourit et fait de grands signes de remerciement. La maraude continue vers la rue Caisserie, au Panier, avant un stop près du Vieux-Port, prévisible cluster de sans-abri. Six colis, puis 10, puis 22. Les gilets jaunes et les sacs attirent l’œil, on se passe le mot aussi. Des hommes, quelques femmes, des familles, des jeunes, des vieux, des étrangers… de tout. « Merci à vous, Dieu vous le rendra », lâche l’un d’entre eux. « Vous n’avez pas du café, de la soupe, des masques, du whisky ? » demandent certains, « un slip ? », pour un Italien du côté de la place Castellane… « Pour le moment, ce n’est que de l’alimentaire », répond Bernard. Dehors, la ville confinée charrie son lot de livreurs, de travailleurs obligés, de files d’attente aux pharmacies mais aussi de couples flânant main dans la main et de jeunes qui déambulent en groupe.
Le téléphone du président n’arrête pas de sonner. Très souvent c’est « Monique » qui relaie le signalement de personnes dans le besoin. Monique Blanc est cofondatrice de l’association. À 71 ans, elle est très frustrée car contrainte de rester chez elle : « Le public de la rue c’est mon ADN. Mais du coup je coordonne l’organisation des bénévoles depuis chez moi, je suis en lien avec d’autres associations, des travailleurs sociaux… C’est du boulot, je reçois plus de 120 coups de fil par jour ! » 16h45, c’est la fin de la maraude. La température s’est brusquement refroidie, on croirait même voir tomber quelques flocons. C’est au cours Julien que les derniers colis sont livrés. Il y en a malheureusement plus assez pour tout le monde. Mais « on est là pour durer », prévient Monique. Et elle n’a pas l’air de rigoler.
1. Il a souhaité rester anonyme.