J'ai rêvé d'un autre monde
Une situation inédite, sidérante à bien des égards. Ce n’était pourtant pas faute d’avoir prévenu ! Bien avant notre mise en quarantaine, les réflexions sur l’anthropocène (1) et les théories qui en découlent comme celle de l’effondrement (ou « collapse ») ou le « survivalisme » comme philosophie de vie, ont le vent en poupe. Ce qui n’était que discours, théories ou fiction sur un semblant de fin du monde devient subitement perceptible. Les causes de cette épidémie – la destruction d’habitats d’animaux sauvages, le dérèglement d’un écosystème global et une mondialisation des échanges… – donnent raison aux collapsologues lorsqu’ils affirment que la destruction à petit feu de la planète peut mener à des étincelles incontrôlables.
« Notre situation montre que les idées que nous portions avec l’institut Momentum depuis une dizaine d’années allaient dans la bonne direction, commente Agnès Sinaï, l’une des fondatrices de ce “laboratoire d’idées” sur l’anthropocène, journaliste de métier et enseignante de la décroissance à Sciences po Paris. Mais il faut une crise d’ampleur systémique comme une épidémie pour déclencher les actions qui s’imposent et qui devraient s’imposer de la même manière pour stopper ou enrayer la dégradation écologique du monde. » Cette crise est surtout révélatrice de nos dérèglements collectifs. Alexandre Monnin, philosophe spécialiste de l’anthropocène et maître de conférences à l’ESC Clermont pointe avant tout l’échec du « modèle managérial de nos sociétés, qui s’est appliqué entre autres aux hôpitaux, avec une gestion en flux tendu qui montre ses limites : plus de stocks, on supprime les lits surnuméraires… ». Il évoque également le rôle des institutions « qu’on laisse hiberner, qu’on dégraisse et qu’on ressort en période de crise en s’étonnant qu’elles soient devenues faméliques alors qu’il faudrait qu’elles soient robustes ». Et de pointer du doigt le mirage numérique, « un palliatif qui met surtout en lumière les inégalités sociales ».
Crash test
Pour David Manise, « instructeur d’autonomie de nature » et « survivologue » installé dans la Drôme, « ce virus nous montre nos failles : la nature qui reprend ses droits, les chaînes logistiques hypercomplexes, l’organisation des États et leur coopération mises à mal… Et en parallèle, un grand élan de solidarité s’est mis en place, ça fait plaisir ». Lui met en garde surtout contre la désinformation, les fake news, les complots partout : « Il ne faut pas être dans le déni mais ne pas céder non plus à la panique. » Un autre survivaliste, Clément Champault, coorganisateur du Survival expo à Paris (reporté cette année) évoque quant à lui « la prévention des risques » : « C’est ce que nous essayons de mettre en avant dans notre salon et on voit qu’on en a bien besoin ! » Il tient à éloigner le cliché de « l’hurluberlu armé jusqu’aux dents dans son bunker, à l’américaine. Pour nous, le vrai survivalisme c’est surtout le nombre, la solidarité ». Il indique tout de même qu’un de ses exposants qui propose des plats lyophilisés cartonne sur Internet depuis le début de la crise !
On serait donc confronté à « une répétition générale de l’effondrement, selon Agnès Sinaï, mais dans des conditions qui restent optimales comparé à une situation où un autre élément du système viendrait à se dégrader. Une rupture d’approvisionnement énergétique, qui mettrait en difficultés les chaînes alimentaires par exemple, ou un accident nucléaire rendrait les choses beaucoup plus périlleuses ». Il faudrait donc, selon elle, saisir l’opportunité de « fixer des limites », mettre en place des mesures de « décroissance égalitaire » comme réponse à la grande accélération de l’anthropocène : « se débarrasser en un an du modèle d’aviation et automobile de masse et relocaliser l’agriculture. Tout ce qui est centralisé doit être remis sur la table ! ». Sans verser dans « l’écofascisme… »
Le monde d’après
Alexandre Monnin parle lui plutôt d’un « crash test » qui peut précipiter un « aggiornamento » : « Il est préférable qu’il arrive le plus tôt possible pour envisager un changement profond qui ne soit plus orienté vers la croissance et le développement. On ne peut pas se permettre une relance économique classique, contraire aux enjeux environnementaux dans cette crise amenée à durer. La réappropriation des enjeux locaux, l’urgence climatique, les services publics, les filets de sécurité sociaux… C’est à cela qu’il faut désormais réfléchir pour le monde d’après, car certains, qui ne sont pas sur cette ligne-là, ont commencé à le faire. »
« Cette crise a montré aussi que les États peuvent débloquer des milliards de dollars pour faire face. Ce ne sont que des lignes comptables alors que la crise écologique est une véritable contrainte avec laquelle on ne négocie pas », analyse Agnès Sinaï. Le survivologue David Manise estime que « les gens vont grandir, en sortir avec plus de sagesse, d’autonomie et revenir à des choses plus simples. Se rendre compte peut être que de vivre seul dans un appart’ en ville n’est pas idéal ». Et s’il ne se passait rien de tout cela ? « C’est possible, admet Agnès Sinaï, mais, à la sortie de crise, ce sera le moment de redoubler d’efforts pour faire valoir nos propositions ». Rendez-vous… bientôt.
1. Une nouvelle ère géologique où l’impact de l’activité humaine devient prépondérant sur l’écosystème terrestre (réchauffement climatique, perte de biodiversité…).