L'impossible traversée au temps du Corona
« Les Français ne prennent pas la mesure de ce qu’il se passe. Ils ont commencé par se moquer du confinement des Italiens et aujourd’hui on voit où l’on en est, ici comme ailleurs », s’énerve un jeune Milanais installé à Marseille depuis plusieurs années. En Italie comme en France, le Covid-19 a tout mis à l’arrêt, en confinant ses habitants. Et lorsqu’il est difficile d’avoir « une interaction sociale » avec son voisin de palier, ça l’est encore plus avec l’autre rive de la Méditerranée.
De nombreuses associations qui travaillent tout au long de l’année en coopération pour créer du lien social avec des pays de l’autre côté de la mer, ont dû stopper net leurs activités. Financièrement, pour la survie de certaines structures, ça risque d’être compliqué. Du 10 au 13 avril, devaient se tenir à Marseille les premières rencontres multi-sports méditerranéennes à l’initiative de la FSGT 13 (la Fédération sportive et gymnique du travail) en regroupant des sportifs amateurs de plusieurs pays. « Bien sûr on a dû annuler, on l’a fait d’ailleurs bien avant la mesure gouvernementale », explique Jean-Yves Fauchon, co-président.
Pour l’instant, la FSGT 13 a perdu 12 000 euros d’arrhes et 6 000 euros de billets de train. L’AFD (Agence française de développement) a informé les associations bénéficiaires que le versement des aides serait aussi repoussé. La FSGT a dû surtout rapatrier en catastrophe ses formateurs positionnés en Cisjordanie. La fédération intervient aussi régulièrement en Algérie dans des camps de réfugiés Sahraouis. Jean-Yves Fauchon est inquiet : « Les conditions de vie là-bas sont terribles. Il n’y a rien, c’est le désert. Les gens vivent dans des baraquements, impossible pour eux de se confiner. Si le Coronavirus se déclare là-bas, ça sera la catastrophe. »
Futur effrayant
Thierry Louchon de Solidarité Palestine de Martigues, explique que les événements prévus par le collectif ont été annulés jusqu’en mai. Mais ce qui l’inquiète le plus c’est la façon dont Israël gère le confinement via la géolocalisation des téléphones portables, des techniques jusqu’ici déployées pour lutter contre le terrorisme. « En ce qui concerne la surveillance et le contrôle des masses, c’est effrayant pour le futur », souligne-t-il. La Ligue de l’enseignement a dû, quant à elle, suspendre dans l’immédiat son programme J2R (Jeunes des deux rives) qui facilite les échanges culturels entre des jeunes des quartiers populaires de Marseille et des jeunes d’autres pays de la Méditerranée. « Mais on a quand même décidé de faire discuter ces jeunes entre eux à travers un retour d’expérience et la publication d’articles via un blog. Chacun racontera comment il a vécu cette période. Ça permet de garder le lien », note Karim Touche, délégué général adjoint de la Ligue des Bouches-du-Rhône.
Cette période sous Covid-19 est aussi difficile à vivre pour ceux dont les familles sont de l’autre côté de la Méditerranée, car parfois, selon le pays, il est compliqué d’avoir une information fiable sur la situation. « Ma famille va bien pour l’instant. Il n’y a pas de mise en quarantaine encore en Turquie. Mais les universités sont fermées, explique Ismail, Turc installé à Aix-en Provence. Ma sœur doit poursuivre son cursus à distance mais la connexion internet est mauvaise et elle n’a pas d’ordinateur. J’envisage de lui envoyer un PC mais c’est compliqué en ce moment. »
Ce qui le stresse le plus, Ismaïl, c’est le manque de transparence du gouvernement d’Erdogan qui déclare une centaine de morts et quelques 7000 cas enregistrés pour l’instant. Ismail en doute. Il partage une vidéo dans laquelle Ahmet Nesin, journaliste et écrivain emprisonné plusieurs fois par le régime et qui a risqué la perpétuité il y a peu, explique que le gouvernement ne prend pas assez de précautions et aurait laissé entrer dans le pays 20 000 personnes revenant de la Mecque, sans contrôler leur état de santé. Dans la vidéo, on voit aussi des tractopelles, au milieu d’une forêt, en train de creuser ce qui ressemble à des tombes…
Inégalité d’information
Maïa (1), franco-égyptienne installée à Marseille depuis dix ans, s’inquiète elle aussi du niveau d’information qu’ont ses proches dans son pays d’origine. « Je viens d’une famille chrétienne orthodoxe, souligne la jeune femme. Mon père m’appelle tous les deux jours pour me dire de prier et d’aller à la messe. Moi j’ai peur pour lui, car il est âgé et parce qu’en Égypte, ils n’ont aucune information fiable à laquelle se rattacher. » Sa sœur semble avoir compris la gravité de la situation mais se retrouve désemparée. Elle travaille dans un centre d’appels au Caire où aucun geste barrière n’est appliqué. Elle a demandé à son patron de désinfecter les téléphones. On lui a rapidement fait comprendre que si elle n’était pas contente, on trouverait quelqu’un pour la remplacer. Elle va désormais travailler la boule au ventre.
Il y a encore quelques semaines, le président Abdel Fattah al-Sissi annonçait quelque dizaines de cas seulement. Mi-mars, le quotidien anglais The Guardian affirmait qu’une étude canadienne en dénombrait au moins 19 000. La correspondante du quotidien, en poste en Egypte depuis 2014, a dû quitter le pays de peur d’être arrêtée, idem pour le journaliste du New York Times qui avait relayé l’information. Les autorités ont averti que quiconque répandrait de « fausses informations » au sujet du Covid-19 s’exposait à de lourdes sanctions pouvant aller jusqu’à l’emprisonnement.
Mohamed (1) est reporter dans un quotidien du pays sous la coupe de l’Etat égyptien. Ayant vécu plusieurs années à Marseille, et informé par ses amis français, il a pris conscience très tôt des dangers du Coronavirus. « Dans ma rédaction, on a seulement renvoyé les femmes au foyer pour s’occuper des enfants quand le gouvernement a fermé les écoles. Mais on n’a pas pensé à désinfecter le matériel, ni à appliquer les gestes barrière », se désole-t-il. Il s’est acheté du gel hydroalcoolique, et s’est imposé de lui même un confinement. « Ma mère est âgée et malade, j’ai peur de la contaminer », s’inquiète-t-il. Mais depuis quelques jours, sa rédaction l’oblige à reprendre son poste au bureau. Dans son immeuble, avec les moyens du bord, il a installé tout un système fait de lingettes et de cure-dents jetables, pour éviter à ses voisins de toucher les boutons de l’ascenseur. « Ils me prennent parfois pour un fou ! », sourit-il.
Là où sur l’autre rive certains s’auto-confinent, à Marseille, d’autres ont du mal à rester chez eux. Avant que le marché de Noailles ne ferme, il ne désemplissait pas. Idem devant les boutiques de transfert d’argent. « Ma famille est en Tunisie, si financièrement c’est compliqué pour nous, ça l’est encore plus pour eux, explique Tarik qui se rend régulièrement au MoneyGram du 3ème arrondissement. Et puis, je ne vis pas dans un grand appartement, je n’ai pas de jardin, ni même de balcon, et encore moins une maison de campagne où me réfugier. Alors si je reste chez moi toute la journée, avec les enfants, j’explose ! »
Djamila, franco-algérienne, prend régulièrement des nouvelles de son oncle de 80 ans qui a choisi de partir en Algérie au début de l’épidémie en France. « Il me dit que les hôpitaux ne sont pas saturés mais je connais les hôpitaux algériens et ça ne me rassure pas », ironise Djamila. Et de conclure : « C’est le fatalisme culturel des Algériens, ils pensent que si le virus s’attaque à eux c’est que telle était la volonté de Dieu. »
1. A leur demande, nous avons changé leurs prénoms.