Chercheurs de refuge
« Ce soir on mange indien. » Une bénévole d’une soixantaine d’années invite ses hôtes à se restaurer sous un grand barnum dressé sur la pelouse. Il fait nuit, le froid commence à envahir l’air. Le plat amené dans de grandes gamelles a été offert par le restaurant indien de Briançon. Ce 26 octobre, une cinquantaine de personnes exilées s’apprêtent à passer la nuit dans l’église Saint-Catherine ou dans la salle paroissiale qui se trouve de l’autre côté du pré.
Le lendemain matin, les âmes se réchauffent au soleil sur l’herbe. La plupart se réjouissent de trouver un lieu de répit chaleureux. Ils sont bien rares sur les routes de l’exil via les Balkans ou la Méditerranée centrale. « Je n’oublierai jamais l’accueil que nous avons eu ici », s’enthousiasme Shahram* dans un anglais parfait. Les Afghans définissent l’endroit comme une « safe house ».
Crise de l’accueil
Pourtant Briançon vit une crise de l’accueil. Le 24 octobre les Terrasses solidaires, le lieu associatif qui accueillait les exilés depuis la fin de l’été (voir notre reportage dessiné dans le Ravi n°199), a été fermé par ses bénévoles. Une décision prise jusqu’à nouvel ordre pour des raisons de sécurité. Plus de 200 personnes étaient présentes dans le bâtiment à la jauge de 80. En conséquence, le hall de la gare a été occupé en guise de mise à l’abri. Dans la nuit du lundi 25 au mardi 26 octobre, la pression policière était forte autour de la gare. Alors l’occupation a cessé et les personnes ont été accueillies par le curé, soutenu par l’évêque de Gap Embrun.
En Iran, Shahram était étudiant en architecture. Il a fui il y a deux ans par crainte d’être persécuté, parce qu’il est Kurde, sunnite et en désaccord avec l’université islamique et le régime chiite. Il veut aller à Paris pour y poursuivre son cursus. Son ami Ahora* aimerait lui aussi continuer ses études en France, en archéologie. Akar*, leur troisième camarade Kurde, est dentiste. Les trois hommes âgés de 26 à 30 ans ont transité par la Turquie. Entre la Grèce et l’Italie, ils ont déboursé 500 euros par personne à un passeur pour emprunter un esquif. « Au milieu de la mer, le moteur est tombé en panne », raconte Shahram. Secourus dans le sud de la botte, ils ont rallié le nord pour tenter la traversée en France par les Alpes. Leur marche jusqu’à Briançon s’est faite sans encombres, sans rencontre avec les pandores présents pour refouler en Italie.
« Marche dangereuse »
Ali-Reza, un Afghan de 27 ans, s’y est repris à trois fois. Lors des deux premières tentatives, il a été arrêté non loin de Montgenèvre et renvoyé en Italie. « À Clavière, [le dernier village italien avant la frontière], je ne savais pas comment venir. Un ami m’avait dit “il y a les montagnes”. Deux heures après que nous ayons commencé à marcher, la police nous a arrêtés », dit-il en anglais. Lors de la seconde tentative, encore, d’autres forces de l’ordre, habillées en civil, l’ont une nouvelle fois reconduit. À la troisième il a eu peur de se blesser. Son petit groupe a entrepris une « marche dangereuse » plus haut dans la montagne : « Je marchais vite. Je suis tombé sur le bord du chemin », heureusement sans gravité.
La militarisation de la frontière pousse les personnes à prendre des risques en haute montagne. Cinq morts ont été dénombrés depuis 2018. Des centaines de damnés portent les stigmates de gelures ou autres blessures contractées en altitude. Le 7 novembre dernier, huit personnes ont été secourues en état d’hypothermie par le Peloton de gendarmerie de haute montagne (PGHM) sur le mont Janus, au-dessus de Montgenèvre. Elles ont été hospitalisées à Briançon.
Sous le sommet de son crâne rasé, Ali-Reza a le visage vieilli de toute une vie d’exil déjà vécue. Il raconte qu’à l’âge de 14 ans il vivait dans un camp de réfugiés au Pakistan avec sa famille. À l’orée de sa majorité, il a cheminé jusqu’au Danemark. Il y a vécu sans-papier durant six ans. L’État scandinave a fini par l’expulser en Turquie, d’où il est retourné à Kaboul. Après deux ans à tenter de survivre dans la capitale afghane, il a repris le chemin de l’Europe, depuis deux ans déjà. Cette fois-ci il aimerait obtenir le statut de réfugié en France.
Une dizaine de Marocains patientent également à proximité de l’église. Ils ne maîtrisent que l’arabe. Nous échangeons avec eux dans un mélange d’anglais et de quelques mots arabes et français. Leur périple a commencé par un vol jusqu’en Turquie, un pays pour lequel les ressortissants marocains n’ont pas besoin de visa. Puis ils ont tenté leur chance pour rejoindre la France sur la route des Balkans.
« Comme des zombis »
Redouane, 31 ans, casquette siglée Ibiza vissée sur tête, est le plus loquace. Il aimerait aller à Madrid retrouver un ami et travailler comme maçon. Il est parti de Meknès depuis deux ans. « No job, no money, no médicaments », expose-t-il comme raisons de quitter le Maroc. Il voyage avec son ami Abdallah, qui vient de Fès. Il dit ne pas avoir tenté la bien plus courte traversée maritime entre le Maroc et l’Espagne à cause des risques de naufrage. « Ma famille n’a pas voulu que je franchisse la mer parce que c’est trop dangereux », explique pour sa part Amine, du haut de ses 22 ans, originaire d’Agadir.
Le voyage de ces Marocains n’a pas pour autant été de tout repos. Redouane et Abdallah ont nagé dans les eaux froides du fleuve Evros entre la Turquie et la Grèce, puis grimpé dans des camions. Adil, 26 ans, compagnon de route d’Amine, raconte qu’ils ont été refoulés en Bosnie « juste avec notre caleçon », par des policiers croates. Durant leur périple balkanique, les deux hommes ont dormi dans des maisons abandonnées et ont connu la faim au point de se sentir « comme des zombis », selon l’appréciation d’Amine.
L’après-midi, des bus ont été affrétés par les services de l’État avec la promesse de bénéficier d’un hébergement d’urgence à l’arrivée à Lyon ou Marseille. Une mesure exceptionnelle seulement mise en place les 25 et 26 octobre. Pour ne pas encourager d’autres occupations de lieux publics, l’État a largement privilégié la voie répressive. Suite à l’occupation de la gare, le ministre de l’Intérieur a décidé de dépêcher 220 gendarmes mobiles supplémentaires pour garder la frontière.
Nous retrouvons Redouane et Abdallah une semaine plus tard à Marseille. Ils sont toujours à l’accueil d’urgence du Merlan. Sans le sou, ils ont des difficultés à trouver à manger. Mais leur plus grande inquiétude est de trouver de quoi payer un test Covid et un billet de bus pour continuer leur voyage. Ils sont finalement parvenus à rejoindre l’Espagne quelques jours plus tard. Adil, Amin les Kurdes d’Iran et Ali-Reza sont quant à eux arrivés à Paris, via Lyon. Nul ne sait s’ils y trouveront le refuge.
* Les prénoms ont été modifiés pour garantir l’anonymat des personnes.