Les naufragés invisibles

Mohamed Saber, 19 ans, sweat-shirt sombre, peau noire et traits fins, nous salue d’un large sourire en allumant une cigarette. Ce jeune Soudanais a posé ses bagages en 2016 à Toulon. Après de longs mois, son statut de réfugié a enfin été reconnu en septembre dernier et il prépare un diplôme d’accès aux études universitaires. Mais le jeune exilé devient rapidement grave.
Car, face au silence, Mohamed Saber se bat afin de faire la lumière sur une tragédie passée inaperçue, dont le drame s’est noué, le 9 février 2020, au large des côtes entre la Libye, Malte et l’Italie. Ce jour-là, à l’aube, 91 migrants, à bord d’une embarcation partie des côtes lybiennes, disparaissent en pleine mer. Majoritairement Soudanais, appartenant à l’ethnie des Zaghawas, comme Mohamed, beaucoup ont vécu à Al-Fashir, au nord du Darfour, et dans le camp voisin de Zamzam, accueillant les populations déplacées par la guerre.
Connaissant personnellement plusieurs disparus et une dizaine de familles, il active ses connaissance en Europe, lance de vastes appels à témoin sur les réseaux sociaux et met en relation les proches des disparus avec les militants du réseau Alarm Phone, qui ont été en contact téléphonique avec l’embarcation et ont documenté sa disparition (lire encadré).
Humanité et horreur
La détermination de Mohamed Saber tranche avec son air juvénile. Il aurait pu être l’un de ces malheureux. Il a deux ans quand, en 2003, éclate la guerre du Darfour. Omar El-Béchir arme des milices arabes pour massacrer les membres des ethnies noires, dont sont souvent issus ses opposants. Mohamed et sa famille quittent leur village et trouvent refuge à Mouhajiria, au sud du Darfour. Mais en 2009, un jour de marché, des milices et l’aviation d’El-Béchir y font des dizaines de morts. Parmi eux, un frère et un oncle de Mohamed.
Lui et sa famille prennent la direction du camp de Zamzam. Géré par les Nations unies, il regroupe des dizaines de milliers de déplacés. Peu à peu, Mohamed renoue avec une vie ayant un semblant de normalité. Le matin, il se rend à l’école d’Al-Fashir, se passionne pour les poètes arabes. Puis direction le marché, où il coud des chaussures afin de nourrir sa famille. Une fois rentré, il joue au foot dans les allées en terre de Zamzam.
Il peut compter sur Rachid Moussa et Alhaj Abdou Alrahouan, des cousins et amis. Tous se retrouvent ensuite chez la sœur de Rachid pour regarder les classiques de Bruce Lee. Rachid et Alhaj, 17 et 19 ans, ont tous les deux disparus le 9 février. « Le rêve de Rachid, c’était de faire des études de médecine afin de soigner notre mère, cardiaque », nous raconte, depuis Al-Fashir, Rasha Jouma Wadi, la sœur aînée de Rachid. Les disparus du 9 février sont tirés du néant, retrouvent leur humanité. Parmi eux, Othman, 13 ans. « C’était le petit frère de mon meilleur ami, un garçonnet qui adorait jouer dans le sable », se souvient Mohamed, montrant une photo du jeune garçon. Il y a aussi Mohamed Aboud, 17 ans, « le fils de la marchande de bonbons du camp », ou encore Zacharya, 15 ans, « le fils de mon institutrice ». Tous n’avaient qu’une ambition : prendre la part de bonheur à laquelle chacun a droit.
Mohamed Saber lui, comptait profiter de la sienne au Soudan. Mais un jour de 2016, le soupçonnant de rébellion, des policiers le passent à tabac pendant dix jours dans une geôle. Relâché, ses tortionnaires lui donnent une semaine pour livrer ses complices imaginaires. La mère de Mohamed vend ses bijoux pour lui payer un passeur. Il travaille pendant trois mois dans un petit restaurant dans le sud de la Libye, réunit l’argent nécessaire à son passage en Europe. Avec six autres Soudanais, entassés dans une voiture roulant plein pot à travers le désert, il paye pour passer les barrages tenus par les hommes du maréchal Haftar et ceux de Daech.
Puis l’horreur prend place. En attendant de prendre la mer, Mohamed est enfermé avec 300 personnes dans une maison de la banlieue de Tripoli. « Les passeurs libyens frappaient les hommes à coups de crosses, violaient les femmes devant nous, témoigne Mohamed dans un souffle. Je suis resté 19 jours dans cet enfer. J’ai cru que jamais je n’en sortirai. » Début juillet 2016, il embarque finalement dans une embarcation rafistolée à la hâte. Le moteur manque de sombrer dans les flots. Sa stabilité est maintenue tant bien que mal par les T-shirts des passagers, noués ensemble. Au bout de 12 heures de navigation, un navire italien leur porte secours. Mohamed, intoxiqué par l’essence, s’est évanoui.
C’est déjà ça
Le jeune homme quitte rapidement le camp italien où il est parqué. « Trois Soudanais vont en France. Je ne savais rien de ce pays mais je comptais aller en Angleterre, alors je me dis « pourquoi pas ? » » Ils grimpent dans un train, direction Vintimille, échappent de peu à la police et continuent leur voyage à pied, marchant de nuit sur les voies ferrées en se nourrissant de fruits sauvages. Le 1er août 2016, Mohamed arrive à Nice avec un de ses compagnons et 10 euros dans sa poche. Une passante les mène jusqu’aux services de l’aide sociale à l’enfance qui envoient Mohamed à Toulon.
Pendant trois ans, il va d’hôtel en foyer. Dès 2017, au collège Pierre-Puget puis au lycée Claret, il prend des cours de français avant de valider un CAP d’électricien. De Chantal Rigal, CPE du lycée Cisson, à Florence Palicot, professeure de français, tous décrivent « un jeune homme très mature » et « une personne solaire ». Il interprète avec virtuosité « C’est déjà ça », la chanson d’Alain Souchon sur le Soudan.
Renouant avec sa passion, grâce à l’écriture de poésies en arabe, sa langue natale, Mohamed parvient à dépasser sa colère et sa tristesse. Au fil de ses métaphores, les massacres du Darfour et les humiliations en Europe sont métamorphosés en autant de vers. Il prépare une adaptation théâtrale de ses poèmes avec un auteur toulonnais. Le travail de traduction de ses textes par des bénévoles de l’association L’autre c’est nous a fait l’objet d’un court métrage en 2019 : Just words and sounds réalisé par l’artiste toulonnaise Morgana Planchais et sélectionné dans plusieurs festivals. Un des rêves de Mohamed ? Publier une traduction française de ses poésies. D’ores et déjà, il a tiré de l’indifférence 91 existences humaines. La plus belle de ses œuvres.