« En arabe, il n’y a pas d’équivalent pour « faire l’amour » »
Pourquoi avoir choisi comme sujet d’étude la sexualité pré-conjugale au Maroc ?
En tant que journaliste j’ai beaucoup écrit sur la sexualité, la liberté sexuelle, etc. Mais on me reprochait souvent de fantasmer sur un sujet qui n’avait rien à voir avec la réalité marocaine. L’idée était de réaliser une étude académique et pas seulement des chroniques d’opinion pour comprendre la réalité du terrain. Ma motivation était aussi un peu militante, revendicative, mais plus j’avançais et plus je me rendais compte de la complexité du sujet.
Comment est vécu le célibat au Maroc ?
Le mariage reste une institution très importante au Maroc, et encore plus pour les femmes. C’est à dire que la vraie réalisation c’est de se marier. Aujourd’hui, les réalités démographiques font que l’âge du premier mariage est de 27 ans pour les femmes et 31 ans pour les hommes. Dans les années 60, il était de 17 ans pour les filles et de 24 ans pour les hommes. Pas parce que les gens ne veulent plus se marier mais parce qu’il y a eu une dynamique socio-économique (études plus longues, difficultés économiques, difficultés d’accès au logement…) qui a fait reculer l’âge du mariage, ce qui a eu forcément un impact sur la sexualité.
Quelle forme prend cette sexualité préconjugale ? Est-ce que hommes et femmes sont égaux face à elle ?
L’interdit juridique et légal (1) est le même pour les deux, mais l’approche sociale est totalement différente pour les hommes et les femmes. Le tabou sexuel est plus présent dans les discours que dans la réalité car tout le monde a intégré que les relations sexuelles préconjugales existent. Les hommes sont tacitement encouragés à avoir une sexualité avant le mariage, pour avoir de l’« expérience ». Si la femme a une sexualité préconjugale, on va lui demander de ne pas le montrer. Elle doit garder son hymen intact, lorsqu’elle a eu plusieurs partenaires, elle ne doit pas le dire ni à la famille ni au futur mari. On ne dira pas explicitement à son fils d’avoir des relations sexuelles mais on lui donnera plus d’argent de poche, pour aller voir des prostituées. Jusqu’au début des années 2000, dans les classes moyennes à supérieures, on employait des « petites bonnes » pour qu’elles soient un terrain d’expérience sexuelle pour le jeune homme. Ça entraînait une double domination pour ces jeunes filles : masculine et économique. Selon sa classe sociale, on n’est pas non plus égaux dans sa façon de vivre librement sa sexualité.
La question de la verbalisation est très importante dans votre livre. Que dit-elle de la sexualité ?
En arabe, il n’y a pas d’équivalent pour « faire l’amour », quand les gens sont francisants ils utilisent cette expression. Sinon ce sont des mots qui, en dialecte marocain, sont soit très vulgaires, soit très rabaissants ou très violents pour les femmes.
Est-ce que l’interdit juridique est mis en application ?
Non, c’est très rare. Mais c’est comme une épée de Damoclès. Les gens vivent leur sexualité presque de manière libre. Mais de temps à autre il y a des voisins qui dénoncent. Ce qui est inquiétant, c’est que lorsque des jeunes sont contrôlés dans l’espace public, ce n’est pas pour faire appliquer la loi mais pour leur soutirer de l’argent.
Pour quelles raisons le Maroc ne dépénalise-t-il pas ?
Dans sa constitution, le Maroc est un pays islamique. Ce sont des questions sur lesquelles les politiciens se mobilisent très peu car ils ont peur de perdre des voix. Par exemple demander un certificat de mariage pour louer une chambre d’hôtel n’est inscrit dans aucune loi pourtant ça se fait. C’est la même chose pour l’alcool : dans la loi marocaine, il est interdit de vendre de l’alcool à un Marocain musulman. Pourtant l’alcool se vend, l’Etat prend un impôt qui sert à payer notamment les députés islamistes. Idem pour l’IVG où rien n’avance. Il faudrait au moins que la femme ait le choix car au Maroc le statut de mère célibataire est très difficile à vivre. Elle subit la ségrégation sociale et familiale. On mobilise l’argument de l’interdit religieux uniquement pour les femmes, le procréateur, lui, est tranquille. Mais le discours c’est que « si on légifère on favorise la débauche ».
Est-ce que les jeunes s’emparent de cette question dans le débat public ?
Très peu. La transgression est là, mais pas toujours consciente. Certains jeunes vont te dire que c’est « haram », alors qu’ils auront quand même des relations sexuelles. Mais sur le terrain j’ai senti un énorme besoin de se confier et de parler. Et c’est quelque chose dont je m’aperçois aussi lors des présentations de mon livre où l’on fait salles combles. On dit que c’est un sujet tabou, mais on sent que le besoin d’en débattre est présent.
Sexualité et célibat au Maroc : Pratiques et verbalisation, par Sonia El Aji, Editions À la croisée des chemins, 2017. Sanaa El Aji est aussi la fondatrice du média indépendant Marayana.com.
1. Emprisonnement d’un mois à un an. Article 490 du code pénal marocain.