Moi l’Abbé Pierre : mon tout mon toit
Mes amis, au secours. Maintenant que, de là-haut depuis douze ans, je vois encore mieux la Terre sous mes pieds, je crains pour vous tous. Vous pouvez communiquer les uns avec les autres à la vitesse de la lumière, presque en tous lieux. Mais vous n’arrivez toujours pas à vous entendre pour extirper du cœur des hommes ce qui les mène inlassablement à leur perte : l’avidité et son corollaire, la misère. En oubliant que « la Terre ne trompe jamais longtemps : ses avarices, tôt ou tard, écrasent les tentatives de l’individualiste, tout comme ses prodigalités bientôt comblent ceux qui la respectent (1) ». Vous continuez à vous abîmer dans un matérialisme qui détruit le vivant et vous empoisonne. Vous savez tout et vous ne faites rien. Ou trop peu. « L’indignation pourrait avoir beau jeu de nous donner bonne conscience. Pourtant, elle ne dispense pas de l’action. (2) »
Tous vos dirigeants qui disaient vouloir « zéro SDF en cinq ans (3) » « loger tous les sans abri en deux ans (4) », « apporter un toit à toutes celles et ceux qui sont aujourd’hui sans abri (5) », qu’ont-ils donc accompli ? Alors qu’ils savent ! Ils savent que « la beauté d’une ville n’est ni dans ses musées, ni dans ses cathédrales… La beauté d’une ville, c’est de ne pas avoir de taudis, de ne pas avoir de sans-logis (6) ». Aujourd’hui comme hier, Paris n’est pas une belle ville. Marseille n’est pas une belle ville. Des gens dorment toujours dans la rue. Et quand ils ont la chance de dormir entre quatre murs, ceux-ci peuvent s’effondrer sur eux et les tuer, parce que l’on ne les a pas assez entretenus. Vous n’avez toujours pas réussi à faire comprendre à ceux qui vous gouvernent. Leur faire comprendre que « chaque fois que l’on refuse 1 milliard pour le logement, c’est 10 milliards que l’on prépare pour les tribunaux, les prisons, les asiles de fous (7) ». Vous vivez dans « un monde qui ne dort plus : l’une de ses moitiés tenue éveillée par la faim, et l’autre par la peur des affamés (8) ».
« Avant de te tuer, viens m’aider ! »
J’aimerais pouvoir vous dire que cela m’est désormais bien égal. Ma vie a, il est vrai, été bien remplie. J’aurais pu être tout autre. Je suis né Henri Grouès à Lyon, dans une riche famille de négociants en soie. Mes parents étaient très pieux. Mon père déjà investi dans l’aide aux mendiants et aux sans-abri. Mais cela ne m’a pas influencé tout de suite. Ou au contraire si ? Mon totem scout était « castor méditatif ». Un animal petit, qui ne paie pas de mine, mais capable de faire tomber des arbres, construire sa maison avec de la terre et des branchages, retenir ou dévier des cours d’eau. Pourtant, le logement n’a pas été ma première vocation. A 16 ans, j’ai « un coup de foudre avec Dieu » (6) pendant un pèlerinage à Rome. J’entre dans les ordres chez les capucins, qui font vœu de pauvreté. Je donne tout mon héritage aux œuvres caritatives. La guerre m’ouvre encore plus les yeux sur la marche du monde. Sur le fait qu’il y a des causes qui valent qu’on sorte de la légalité pour elles. A Grenoble où je suis prêtre, je cache des juifs pourchassés par les Allemands, et des réfractaires du STO. J’y prends mon nom de guerre, « Abbé Pierre », que je garderai toute ma vie. Je sais c’est un péché d’orgueil d’avoir pris le nom du père de notre Église. Mais, même si je ne le sais pas encore, je vais construire et le Seigneur n’a-t-il pas dit « Tu es Pierre et sur cette pierre je construirai mon église (9) » ?
Jésus a dit aussi « Mon royaume n’est pas de ce monde (10) », mais moi la politique, je ne la laisse pas qu’aux autres. Je deviens député. Et les bouffeurs de curé qui me disent de rester dans mon église, je les envoie paître : « Vas donc demander à ceux qui étaient il y a peu de temps en danger de mort, qui devaient passer la frontière pour sauver leur peau, s’ils n’étaient pas contents que les curés soient ailleurs que dans leur sacristie pour les guider dans la montagne ! (6) » Mais je ne reste pas très longtemps chez les chrétiens-démocrates du MRP : quand le gouvernement fait tirer sur les grévistes communistes de Brest, provoquant la mort d’un ouvrier (11), je quitte le parti ! Avec mon indemnité parlementaire, je finance mes premiers hébergements d’urgence. Et quand je quitte l’Assemblée nationale et que l’argent vient à manquer, je lance les chiffonniers d’Emmaüs, après avoir rencontré un parricide qui voulait se suicider. « On m’appelle et je lui dis : eh bien, avant de te tuer, viens m’aider ! (6) » Je participe à un jeu radio sur la politique, et je gagne l’équivalent de 4 000 € de l’époque pour les sans-abri. Dommage que ce jeu n’existe plus, parce que votre maire de Marseille, là, le fervent catholique Jean-Claude Gaudin, avec sa culture politique encyclopédique il pourrait gagner des fortunes, pour financer un service municipal de lutte contre le logement insalubre digne de ce nom !
Baignoires de billets
Quand arrive le terrible hiver 1954, je lance un appel improvisé à la radio, pour demander des dons. Une gigantesque mobilisation, de l’argent en telle quantité qu’on doit le stocker dans les baignoires d’un hôtel (6). En trois ans, nous construisons 1 500 logements d’urgence, et fondons la SA HLM Emmaüs. Aujourd’hui, elle loge plus de 50 000 personnes et gère 13 000 logements sociaux en Île-de-France. Trente ans après, c’est la Fondation Abbé Pierre, un budget de 47 millions d’euros, des actions partout en France et même à l’étranger. Mais attention, je n’ai jamais voulu faire de la philanthropie, traiter le symptôme plutôt que le mal. J’ai voulu mobiliser, m’enflammer, toujours, « transcendé par [mon] auditoire, un crescendo qui partait d’un murmure pour finir en tribun (12) ». J’ai tout vu : la loi Besson, la loi Solidarité et renouvellement urbain avec son quota de HLM par commune… J’ai vu les maires de droite comme de gauche essayer sans cesse de contourner la loi, de l’affaiblir, de l’affadir. J’ai vu des ministres me serrer la main tout en menant des politiques anti-pauvres.
Je vous ai quittés avant de pouvoir voir un frère, un franciscain, devenir le pape des pauvres et prêcher sans cesse contre les ravages du libéralisme. Au ciel, je suis en paix, redevenu un parmi d’autres. Car « la pire vacherie que l’on peut faire à un copain que l’on n’aime pas, c’est de lui souhaiter de devenir célèbre. Un peu de célébrité, ce n’est pas désagréable. Au-delà d’un certain degré, il y en a franchement marre (13) ». Alors que là, je me régale à retrouver tous ces gens connus. Je croise souvent Cabu, qui adorait me croquer avec un fusil et des rangers. On parle souvent de la foi, celle qui est mauvaise parce qu’elle met la haine dans le cœur. On tombe d’accord sur l’idée que « l’intégrisme est un refuge pour la misère, parce qu’il offre un sursaut d’espérance à ceux qui n’ont rien. Que leur mal disparaisse, et l’intégrisme perdra ses troupes (7) ». Il me chambre en me disant que je ne serai jamais canonisé, puisque « j’ai connu l’expérience du désir sexuel et de sa très rare satisfaction (14) ». Mes amis, que m’importe ! Sanctifiez plutôt votre voisin et la Terre qui vous nourrit !