Moi, Fathi Bouaroua, le cœur à l'ouvrage
Lorsque Fathi Bouaroua descend la Canebière, c’est un voyage aussi aventureux que de prendre l’A7, l’été, un jour de chassé-croisé. « Il connaît tout le monde à Marseille. Pour faire 250 mètres, il faut donc prévoir beaucoup de temps », souligne Sophie Etienne, sa femme. C’est que l’homme au chapeau aussi célèbre que celui de Gaston Defferre est un pur marseillais. Une preuve irréfutable ? Il est né à Tunis de parents algériens ! Six mois après le 20 mai 1960, le voilà, nourrisson, dans un accueillant bidonville phocéen. Les branches de l’arbre généalogique des Bouaroua se perdent rapidement dans la brume. Mais il a donné de nombreux fruits : Il y a la grand mère qui aime le chocolat, le père qui a beaucoup travaillé au marteau piqueur mais aussi à la liberté de l’Algérie, et la mère au foyer avec ses huit enfants.
Le futur directeur de l’Agence régionale en Paca de la fondation Abbé Pierre passe donc toute son enfance puis son adolescence dans les quartiers Nord marseillais, de bidonville en préfabriqués, et de cités en cités. A l’heure où il transmet le relais, nous pouvons révéler un sombre secret : lors d’un examen de son quotient intellectuel, il a obtenu seulement 75, soit nettement sous la moyenne du QI standard. Ce qui ne l’a pas empêché de décrocher un bac D, d’entamer de (courtes) études de sociologie à Aix-en-Provence. Et ce qui prouve seulement que Fathi n’est jamais moyen et n’entre pas dans des petites cases…
« Attention, voilà les Marseillais »
La suite est aussi riche d’engagements, d’actions, d’initiatives, de rencontres, d’idées, d’aventures militantes pour le droit au logement et à la dignité des moins favorisés, que très simple à résumer : Fathi Bouaroua ne s’est jamais éloigné de Marseille, de ses frères de misères, des quartiers où il a grandi, avec leurs problèmes et leur principale richesse, ceux et celles qui y habitent. Il est d’abord éducateur de rue. Puis directeur du centre social de Belsunce. Fort heureusement, il a été parfois infidèle à ce pacte de vie. En 89, il participe à une colonie de vacances en Sicile. De camp itinérant en terrain de camping, il y rencontre sa femme. « J’étais monitrice avec les Eclaireurs de France et lorsque Fathi et son ami, Kader Atia, arrivait, tous murmuraient « Attention, voilà les Marseillais », se souvient Sophie Etienne. Et comme les exclus m’attirent toujours… »
Sophie habite Nancy, Fathi à Marseille, ils se retrouvent donc à Lyon où naîtra, en 91, Léa, leur fille. Il a le temps de s’investir à l’ALPIL (Action pour l’insertion par le logement), dont il devient directeur, avant de regagner deux ans plus tard Marseille où il a créé et dirige l’AMPIL (Action méditerranéenne pour l’insertion par le logement). Avant de piloter, bien sûr, l’agence régionale Paca de la fondation Abbé Pierre, dont il accompagné les premiers pas. Sans détailler de nombreuses péripéties comme la co-fondation de radio Galère ou, sur un registre plus intime, la naissance en 1994 de son fils, Elias…
« Une idée par minute »
Mais au fait ? C’est quoi la méthode Fathi ? « Elle consiste à envoyer une idée par minute. Certaines perdurent encore et sont devenues des institutions, explique André Gachet, compagnon de route lyonnais notamment à l’Alpil. Nous nous sommes connus en travaillant ensemble sur les meublés de Belsunce. J’ai embauché Fathi comme enquêteur. Je me souviens de nombreuses nuits de travail très studieuses. D’autres, un peu plus arrosées. » D’avis de connaisseurs, il faut parler d’une dialectique Bouaroua : savant mélange de réflexion, de méthode et de réactivité. Sans oublier, au besoin un petit grain de folie. « Si une méthode classique est un frein à l’action, si les portes sont fermées, alors Fathi passe par les fenêtres », poursuit André Gachet.
« Avec Fathi c’est un événement, une réaction, du sens, confirme Kamel Fassatoui, responsable de la communauté Emmaüs de la Pointe Rouge. J’ai appris à le connaître lorsqu’il m’a soutenu après ma garde à vue car j’avais accueilli un sans papier. Ensemble, nous avons inventé à Marseille le concept de délinquant solidaire. » Une idée reprise en 2011 avec les manifestations des « mendiants solidaires » pour protester contre l’arrêté municipal interdisant la mendicité. D’actions pour l’accueil inconditionnel en réquisitions de logements, jusqu’à des projets ambitieux comme la maison transportable autonome, dont le prototype vient d’être inauguré, l’objectif est resté invariable : agir pour que les principes et les théories prennent corps dans la pratique.
Une fois n’est pas coutume dans le Ravi, nous passerons sur les inévitables zones d’ombre d’un homme revendiquant volontiers un tempérament de « despote éclairé ». Ni ne nous attarderons sur des sources très-très proches, qui affirment que « vivre au quotidien avec lui est une catastrophe ». Et nous ne mentionnerons même pas, en marge des nombreux projets communs entre l’association la Tchatche, qui édite le mensuel le Ravi, et la fondation Abbé Pierre, les tribulations du « Videomaton itinérant », imaginé par Fathi, bricolé de bric et de broc, pesant une tonne, aussi maniable qu’un Titanic navigant sur le canal de Provence. « Précisons seulement que Fathi n’est pas un doux rêveur, souligne André Gachet. Ses réalisations sont la conjonction entre la volonté militante et le professionnalisme. Pour transgresser les règles, il faut bien les connaître et beaucoup de technicités. »
Le plus extraordinaire, pour tous ceux qui l’ont approché, est d’imaginer Fathi inactif. Le voilà pourtant, sur injonction médicale, très jeune retraité. Son atout c’est aussi son problème : il a beaucoup trop de cœur ! Ce qui pose assurément quelques soucis lorsqu’on affiche déjà à son palmarès cinq infarctus. Que l’on se rassure. Fathi Bouaroua siège toujours au Ceser, le conseil économique social et environnemental régional. Sollicité de toute part, il vient d’être élu à l’unanimité au CA d’Emmaüs Pointe Rouge. « C’est pour nous une très bonne nouvelle que l’arrivée d’un homme ressource aussi impliqué », se félicite Kamel Fassatoui. Il va toujours mettre autant de temps à descendre la Canebière. Désormais, il a plus de temps pour construire des meubles, se baigner dans l’eau glacée, veiller sur ses deux poules, la grise et la noire. Il ne lâche rien quant à ses engagements militants. Et André Gachet de conclure :« on a besoin de lui. Mais il a besoin de lui aussi pour rester fort. Il a parfois eu tendance à l’oublier. »
Portrait publié en février 2018, dans le Ravi n°159