Les frères indignes
Pantalon remonté jusqu’au nombril, dos voûté, Albert Haddad se lève et hausse les épaules en soufflant. Ce lundi 16 novembre, le médecin de 64 ans doit répondre devant le tribunal correctionnel de Marseille, aux côtés de son frère Gérard, 54 ans, d’association de malfaiteurs, d’extorsion et de tentative d’extorsion auprès de 26 promoteurs. À la présidente Céline Ballerini qui lui demande sa domiciliation, il répond : « 4 Boulevard Voltaire. » Chez sa mère. Un immeuble sous la gare Saint-Charles que son frère utilise aussi à l’occasion. Mais pas cette fois. Le gérant de sociétés annonce habiter lui au 68 cours Pierre Puget, dans le très chic 6ème arrondissement. Un appartement en rez-de-chaussée pourtant classé dans la catégorie « taudis » par le cadastre, selon les informations récoltées par le Ravi, La Marseillaise et Marsactu dans le cadre d’un nouvel épisode de notre consortium de médias indépendants, nommé « La Grande Vacance », publié mi-novembre (lire notre article).
Les taudis, c’est d’ailleurs la spécialité de la famille. Si cette fin d’année leur est clémente, le procès est finalement repoussé à cause d’une ordonnance de renvoi imprécise, les deux frères sont depuis longtemps « très défavorablement connus » des collectivités comme des associations, pour reprendre la formule consacrée. « On les retrouve dans les rapports du Pôle départemental de lutte contre l’habitat indigne, dans les hôtels meublés, des procès leurs sont attentés… », explique Florent Houdmon, le directeur régional de la Fondation Abbé Pierre. « S’ils ne sont pas dans le top 3 des marchands de sommeils de Marseille, ils sont dans le top 5 », assure-t-on dans les services de l’Hôtel de ville. Fait rare dans la partie, Gérard a été condamnés en 2016 pour mise en danger d’autrui dans la (mauvaise) gérance du 6 bd Voltaire (1er arrondissement). Un immeuble acheté en 2008 par une des nombreuses sociétés civiles immobilières d’Albert…
Portefeuille de gourbis
Très largement propriété du médecin et estimé par la justice à plus de 7,2 millions d’euros, le patrimoine familial se situe essentiellement dans les très populaires 1er, 2ème et 3ème arrondissements. C’est le cas pour 33 des 53 adresses identifiées par notre consortium. Un portefeuille où l’on trouve plusieurs immeubles, des dizaines d’appartements, des locaux commerciaux, du très délabré Parc Corot au plus chic 8ème arrondissement, en passant par la porte d’Aix, Belsunce et même la rue d’Aubagne. Des logements souvent dégradés, parfois vacants et pour six d’entre-eux sous arrêtés de péril.
Militant historique de l’association Un centre ville pour tous, Noureddine Abouakil a croisé la famille dès les années 1990. À l’époque il soutenait des Chibanis, des travailleurs maghrébins à la retraite, qui logeaient Hôtel Achille, 35 rue Thubaneau dans le quartier de Belsunce (1er arrondissement), un hôtel meublé insalubre dont les murs appartenaient à la famille Haddad (les 6 frères et sœurs et la mère, Nedjma Cohen). « Les Chibanis achetaient de l’eau en bouteille parce que les caisses d’eau étaient polluées par des pigeons et des rats morts », se souvient le militant, qui garde aussi en mémoire « l’image de la frayeur des locataires lorsque le fils du gérant venait chercher les loyers avec son pitbull. »
Un autre hôtel de la famille a défrayé la chronique cinq ans plus tard. Le dimanche 14 décembre 2008 au petit matin, la façade de l’Unic, rue des Dominicaines, toujours dans Belsunce, s’est effondrée sur le trottoir de l’école Korsec. L’hôtel est à l’abandon depuis dix ans, la famille sous le coup d’une expropriation depuis cinq ans, mais non exécutée. « La pluie, le vent », explique-t-on déjà, dix ans avant le drame de la rue d’Aubagne. Le lendemain, en conseil municipal et en réponse au socialiste Patrick Mennucci qui évoque le drame évité, les taudis du centre ville et l’urgence d’agir, José Allegrini, alors adjoint à la sécurité de Jean-Claude Gaudin, rappelle : « Le propriétaire de cet immeuble effondré […] a atteint une notoriété, assez peu contestée je crois, dans l’hôtellerie la plus disgracieuse et qui va au bout de toutes les procédures. » Et l’avocat d’insister quelques minutes plus loin : « Ce sont des gens qui ont une aptitude à s’échapper devant les notifications qui est assez singulière. »
Tradition familiale
Douze ans plus tard les deux frangins poursuivent les pratiques familiales. Albert, qui vient de voir sa condamnation de 2019 pour fraude fiscale annulée (1), est en conflit, via une société civile, avec les copropriétaires du 171 avenue Roger Salengro, un immeuble en péril depuis 2017 dans lequel il refuse de réaliser les travaux préconisés. Condamné à six reprises pour fraude fiscale depuis 2002, avec un passage par la case prison, Gérard, lui, est toujours en affaire du côté de Belsunce. Le 29 rue des Dominicaines, un immeuble qui accueille l’Hôtel des Familles et officiellement inoccupé depuis 2013, est en péril grave et imminent depuis mai 2019. Le marchand de sommeil s’oppose aussi avec acharnement à son expropriation par Marseille Habitat du 19 rue Lafayette.
Commentaire de Florent Houdmon, de la Fondation Abbé Pierre : « Leur intérêt étant que les quartiers et les prix à l’achat ne changent pas, les marchands de sommeil sont dans des stratégies patrimoniales de pourrissement. » Une stratégie qui vaut aussi pour les recours contre les permis de construire.
1. Albert Haddad devrait être reconvoqué par le parquet pour expliquer les 810 000 euros de loyers non déclarés.