« Terrible, Terrible, Terrible »
Pour certains, la vie semble reprendre ses droits. Du haut de la digue qui protégeait le village de Breil-sur-Roya, une famille de canards remonte tranquillement le fleuve dont le lit a littéralement explosé. Pour d’autres, non. Plus de quinze jours après le passage de la tempête Alex et les inondations sans précédent qui ont touché l’arrière-pays niçois le 2 octobre, Luca Revelli, bottes et jean boueux, originaire de Rome, observe deux bonnes âmes pomper toute la boue accumulée dans le garage de sa maison de famille. Sa voisine, italienne aussi, était présente le soir du drame : « J’ai eu très peur, c’était terrible, terrible, terrible », témoigne-t-elle, toujours sous le choc. À sa fenêtre, elle a vu « la vague » monter près de son balcon et « passer des voitures, des arbres, de tout ! » Elle a finalement pu être évacuée à temps. Ce qui n’a pas été le cas de tout le monde dans la vallée : un mort et cinq disparus.
Impossible d’imaginer la violence des flots ce soir-là. Tout comme de retranscrire toutes les traductions du traumatisme : une nuit entière passée sur son toit, l’impossibilité de communiquer avec l’extérieur pendant plusieurs jours, la pénurie d’eau, la destruction… La place du village, pourtant protégée par un grand remblai, a été envahie par plus d’1 mètre 50 d’eau. Le Crédit agricole, l’église Sainte-Catherine, le bar-tabac, le rez-de-chaussée de la mairie… Tout est vide, ouvert aux quatre vents, les murs couleur marron. Un paysage de guerre dans un décor montagneux exceptionnel. Seule l’horloge de la supérette, au milieu de rien, continue de tourner.
Tous ici parlent d’un tremblement de terre, d’un tsunami. Pire encore sur la rive d’en face. Le quartier « Isola » a été construit au même niveau que la Roya. L’eau y est montée à plus de deux mètres sur les façades de petits immeubles aux vitres explosées. Tout le monde ou presque est parti. Machines et tractopelles avalent toujours troncs d’arbres, rochers et gravats en tout genre aux côtés de carcasses de voitures défoncées. Un peu plus haut, si le pont principal a tenu – rare exception -, des hangars sont ravagés, un hôtel a été emporté, le local des services techniques de la ville dévasté… Et la route qui mène en haut de vallée est à moitié arrachée.
APOCALYPSE
Ce lundi 19 octobre, le ballet des hélicoptères fait toujours rage au-dessus de Breil-sur-Roya. Accessible par le col de Brouis (la route vers Vintimille en Italie est impraticable), la petite ville de 2 000 habitants est vite devenue la base arrière des secours et la plate-forme logistique pour ravitailler le haut de la vallée. Tende (2 000 âmes également) n’est toujours accessible que par hélicoptère, tout comme quelques hameaux voisins, coupés du monde. Rapidement, le train a pu emmener vivres, vêtements, chauffages et tout le reste vers les villages en amont comme Fontan et Saorge et plus récemment Saint-Dalmas-de-Tende. Cette ligne atypique, menacée à plusieurs reprises, est devenue leur « ligne de vie », démonstration de la puissance du service public dans une vallée qui les perd tous peu à peu.
Quinze jours après le drame, les pompiers, la gendarmerie et la sécurité civile sont toujours présents mais moins nombreux, l’armée est partie, ce qui attise l’inquiétude des habitants. De 250, les effectifs de pompiers sont passés à 35. Et, depuis, la sécurité civile elle aussi a déguerpi. Comme les hélicoptères, ou presque. Fin octobre, le maire de Breil-sur-Roya a même demandé le retour de l’armée « pour répondre aux besoins vitaux de la population ». Mais la solidarité, exceptionnelle, a fonctionné à plein grâce à des bénévoles venus de la France entière.
En contrebas de la gare, le gymnase municipal a été transformé en lieu de stockage d’urgence : des montagnes de papier toilette, nourriture, vêtements, produits d’hygiène… « Maintenant ce qu’il nous faut, c’est de l’argent, pour la suite, pour la reconstruction », expliquent Claudette et Carine, employées municipales et coordinatrices du lieu. Car le sentiment d’abandon dans la vallée, historique, est désormais à son paroxysme. Abandonnée face aux deux autres vallées touchées, la Tinée et la Vésubie, beaucoup plus riches grâce à leurs stations de ski et chères aux deux poids lourds politiques locaux (LR), Éric Ciotti et Christian Estrosi, car ils en sont originaires. Membres de la riche métropole de Nice, la Roya dépend elle de la Carf, la Communauté d’agglomération de la Riviera française (sic), dotée de beaucoup moins de moyens. « Je ne souhaite pas rentrer dans la polémique mais l’action de la Carf est effectivement critiquable, pointe Valérie Tomasini, conseillère départementale PCF du canton qui habite Saint-Dalmas-de-Tende. À Tende, trois semaines après, l’eau ne coule que trois heures par jour et elle n’est toujours pas potable ! Les ordures s’amoncellent aussi. C’est pourtant leur compétence ! »
DEMAIN, C’EST LOIN
Le 18 octobre, le maire du petit village de Fontan (340 habitants), à quelques kilomètres au-dessus de Breil, lui s’est fendu sur Facebook d’une missive particulièrement incendiaire envers les grands élus régionaux, abasourdi par le manque de soutien moral et matériel. Vu du fameux train des merveilles, les routes qui mènent au village sont détruites, parfois absentes. Les maisons qui longent le fleuve éventrées, quand elles n’ont pas été rayées de la carte. À Breil-sur-Roya, un pompier confie en off être allé en hélicoptère déblayer à l’aide de pelles et pioches des habitations dans le hameau de Vievola, près de Tende : « C’était la première fois qu’ils voyaient des secours… », quinze jours après. Ici, la confusion s’ajoute à bon nombre de rumeurs et la volonté pour certains de trouver un bouc émissaire.
« Le contrecoup est sévère, continue l’élue départementale. Malgré les aides psychologiques et matérielles du département, les habitants auxquels on annonce que Tende ne redeviendrait accessible par la route que dans trois ou quatre ans se demandent ce qu’ils vont devenir ! » Tout le monde craint la désertion, le tourisme est à court terme condamné. De magnifiques canyons empruntés par les amateurs d’eau vive ont été détruits. « Beaucoup espèrent sortir du tout bagnole. Il existe un gros consensus sur l’importance de cette ligne de train, un « miracle » pour certains, explique Suzel Prio, habitante de Saorge et membre de l’association Roya citoyenne. On espère une grande mobilisation, mais ce n’est pas simple. »
« Les gens ont énormément peur d’être abandonnés, que tout ferme. Ici, on fait avec les moyens du bord, on n’a pas attendu la mairie ou les pouvoirs publics pour commencer à reconstruire », témoigne depuis Tende Alex Servigne, accompagnateur de montagne. Malgré le désarroi il pense que « c’est le moment d’expérimenter quelque chose de fantastique pour cette vallée ». À Breil-sur-Roya, le patron du café des Alpins est officiellement fermé mais paie ses tournées aux bénévoles et habitants. « Rouvrir ? Je crains que ce soit impossible. On ira élever des chèvres ! »
NdlR : La préfecture, la Carf et le conseil départemental n’ont pas répondu à nos sollicitations.