Les sulfureux bénéficiaires des ventes opaques de la Ville de Marseille
Au fond de la cour du Mémorial de la Marseillaise, rue Thubaneau (1er arrondissement), un musée aux rares visiteurs dédié à l’hymne national, une bâche est tendue sur plusieurs mètres depuis 2011. Cette année-là, elle est bien pratique pour annoncer que “Marseille accélère” lors de l’inauguration par Jean-Claude Gaudin et le ministre de l’Éducation, plutôt que de laisser voir des immeubles décrépits. Huit ans plus tard, la bâche ne suffit plus à masquer les bizarreries de l’opération immobilière menée par la Ville dans ce lieu symbolique.
Depuis le début de notre enquête associant plusieurs médias (le Ravi, La Marseillaise, Mediapart et Marsactu) sur la gestion du patrimoine immobilier de la Ville de Marseille dans le centre-ville, des transactions ont attiré notre attention par leur opacité : les conditions de leur passation, leurs montants, les bénéficiaires et leur profil. Tout sort de l’ordinaire. La rue Thubaneau en fait partie. En 2013, la Ville de Marseille se pique d’acquérir par préemption deux immeubles aux n°15 et 21 de cette rue désolée incluse dans le périmètre de restauration immobilière (PRI), une opération qui a duré tout de même 19 années. La raison avancée ? “L’impérieuse nécessité“ de “sécuriser les abords du mémorial de la Marseillaise”, situé entre ces immeubles, selon l’arrêté de préemption.
A qui appartiennent-ils ? A la SCI Coeur d’îlot représentée par Jean-Paul Dinoia, une ancienne figure du milieu (gendre de feu Jean Toci, le demi frère de Zampa) reconvertie dans les affaires (lire ci-dessous). La Ville les lui rachète pour 175 740 euros alors que le tout est à l’état de quasi ruines et ne vaut pas plus de 91 000 euros selon France Domaine. La chambre régionale des comptes (CRC) qui s’est penchée, dans un rapport officiellement non publié mais auquel plusieurs médias ont eu accès, sur la gestion de son patrimoine par la ville et sur cette opération en particulier a fait le calcul : + 74 % du prix estimé par France Domaine pour l’un, + 130 % pour l’autre ! Soit une plus-value de près de 85 000 euros pour Jean-Paul Dinoia.
« Prix injustifiable »
Trois ans plus tôt, en 2010, Marseille Aménagement les lui avait cédé avec deux autres immeubles, toujours rue Thubaneau, à un prix jugé déjà très avantageux : 355 400 euros. En échange de ce prix, il s’engageait à les rénover dans un délai de deux ans, jamais tenu. L’acte de vente en notre possession indique que Marseille Aménagement avait déboursé un total de 1,22 millions d’euros pour les acquérir entre 1993 et 2002 « avec d’autres biens étrangers aux présentes » sans préciser lesquels. En résumé, la Ville rachète à prix fort des immeubles au bord de la ruine qu’elle cède à un prix très bas en échange d’une promesse de réhabilitation jamais tenue pour ensuite les racheter à nouveau à prix fort, toujours à l’état de ruines.
La CRC démontre sur trois pages ce montage : “Le prix payé par la Ville de Marseille est donc totalement injustifiable”. Ce scénario était convenu dans un courrier de 2010 cité par les magistrats financiers dans leur rapport : “Marseille aménagement avait annoncé à la Ville de Marseille que M. Dinoia avait accepté de [lui] rétrocéder ces deux immeubles (…) au moyen d’un échange entre l’immeuble du 48 rue Nationale et une soulte de 150 000 euros.”. Ce deal a été proposé à Marseille Habitat, une société de la Ville présidée par Arlette Fructus l’adjointe au logement de Jean-Claude Gaudin, qui l’a refusé, l’échange étant déficitaire pour elle de 248 000 euros. Ce qui explique que la Ville ait décidé de racheter elle-même ces deux immeubles. Et la CRC de conclure : “Rien ne permet de justifier le prix exorbitant décaissé par la Ville pour l’acquisition de ces deux ruines, si ce n’est la volonté de dédommager M. Dinoia d’un prétendu préjudice, dont l’existence n’est démontrée par aucun élément” cingle la CRC dans son quasi réquisitoire : “M. Dinoia n’avait aucune possibilité de vendre ces biens à l’état de ruine à un tel prix.”
Vingt ans après leur acquisition publique, c’est la société publique locale d’aménagement Soleam – héritière de Marseille aménagement et chargée par la mairie de l‘opération Grand centre-ville – qui a hérité du dossier. Elle étudierait un “confortement” et une “mise en sécurité” du numéro 15, en lien avec l’ouverture au public du jardin attenant.
La ville roulée dans la « Farine »
En 2015, c’est encore Jean-Paul Dinoia qui récupère, à une rue de là, deux immeubles jumeaux des rues Poids-de-la-Farine et Vincent-Scotto, propriétés de la Ville de Marseille, de 5 étages chacun. Achetés 230 000 euros pour le premier et 174 127 euros pour le second, après expropriation d’un… marchand de sommeil, la ville les revend 83 000 euros à l’ancien patron de l’Abricôtié. Soit une perte de plus de 320 000 euros, justifiée dans une délibération de décembre 2014 actant la vente par « les contraintes particulières à la réhabilitation de ces deux immeubles (état des structures et coût prévisionnel des travaux de remise en état notamment) » et « l’engagement de la SCI de réhabiliter les biens […] dans les vingt-quatre mois de la signature de l’acte authentique de vente ». Mais Dinoia s’assoit finalement sur ces engagements : les deux immeubles seront revendus en bloc à un investisseur dès l’année suivante pour 91 000 euros. “Plus 9,6 %”, calcule la chambre régionale des comptes, qui s’est également penchée sur ces transactions. Soit de quoi permettre à Dinoia de payer les frais de notaire de la première transaction.
Une troisième opération, sur trois immeubles de la rue Bernard-du-Bois, était aussi prévue. Elle sera finalement annulée. Après avoir lancé un appel à projets, cette fois-ci en bonne et due forme mais infructueux, la Ville projette de les démolir. À Marseille aménagement, « je ne crois pas que l’on ait vérifié le casier de qui que ce soit ou fait une enquête de moralité. Notre équipe dédiée était surtout attentive à ce que les gens aient une réelle volonté de rénover et les capacités », commente Charles Boumendil, son ancien directeur (1998-2009), qui a lui même eu les honneurs de la chambre régionale des comptes dans son rapport de 2013 sur sa gestion toute personnelle de Marseille aménagement.
L’ex patron de l’Abricotié n’est pas le seul à bénéficier de transactions multiples. La chambre régionale des comptes n’est pas remontée jusque là, mais la famille de son associé au sein de la SCI Coeur d’îlot, Jean-Louis Brunel, semble également disposer d’un canal privilégié avec Marseille aménagement. Avec son fils aîné Jean-Fabrice et leurs femmes, ils font en effet partie des bénéficiaires qui reviennent le plus souvent dans les transactions de la Ville et de ses satellites dans le 1er et 2e arrondissement dans lesquels nous nous sommes longuement plongés. Entre 2003 et 2008, à travers six SCI soit à son nom, soit à celui de ses proches, il a pu racheter 11 biens (appartement ou immeubles entiers) pour un total de 712 000 euros, essentiellement au sein du périmètre de rénovation immobilière Centre ville-Thubaneau. Dont six lots aux 15, 17 et 19 boulevard d’Athènes dans le premier arrondissement, un immeuble de bureaux où Jean-Fabrice Brunel a installé sa société de téléphonie et dans lequel la ville a installé son syndicat favori, FO territoriaux. Une simple coïncidence, selon Jean-Fabrice Brunel.
Familly affairs
Associés dans l’opération Thubaneau, Dinoia et Jean-Louis Brunel sont aussi liés familialement. La fille de Jean-Paul et l’un des fils de Jean-Louis se sont mariés en 2002 et gèrent les snacks L’Authentique de la place Castellane et de la Pointe-Rouge. En 2018, après la destruction de l’Abricôtié, le duo s’associe à Jean-Paul pour rouvrir sur l’anse des Sablettes une échoppe sous le nom “Chez Paulette”. Quant à Jean-Fabrice Brunel, il n’est pas inconnu dans le milieu immobilier marseillais. Fondateur de l’Agence télécom en 2006, il participait aux sardinades des “chevaliers de l’Estaque”, où se croisaient entre 2003 et 2010 architectes, promoteurs et directeurs de sociétés publiques, dont celui de Marseille aménagement Charles Boumendil. Membre du club M ambassadeurs, un réseau de professionnels et d’influenceurs marseillais créé en 2013 par la Ville de Marseille, il développe aujourd’hui des projets immobiliers en Californie.
Des relations que l’intéressé minimise aujourd’hui. « Aux Chevaliers de l’Estaque, je suis arrivé [après mes achats], en 2010-2012. Je n’ai pas eu de relation directe avec Boumendil [l’ancien directeur de Marseille aménagement, ndlr]. Ça m’a servi en terme d’image, avec les photos dans la presse, de notoriété », explique Jean-Fabrice Brunel. Avant de balayer : « Je n’ai pas de très bonnes relations avec la mairie.” Il apparaît toutefois sur les photos des festivités dès 2006.
Même manière de minorer en ce qui concerne ses affaires immobilières réalisées avec Marseille aménagement. « J’ai fait ce patrimoine en me surendettant. J’en ai revendu à peu près la moitié au fur et à mesure, car c’était financièrement tendu. Je n’ai rien gagné, si on retire les travaux, les frais de notaire, etc. Ce que j’ai pu garder, c’est à peu près la moitié, ce ne sont que des belles réalisations avec des locataires », raconte-t-il, en insistant sur le fait qu’il ne s’agissait « pas de très belles affaires ».
A l’entendre, il était simple d’avoir accès à ces ventes, même en ayant “zéro réseau” : “J’ai tapé plusieurs fois à la porte [de Marseille aménagement], j’ai appris des gens qui avaient déjà fait. Mais il faut des engagements financiers, s’engager à réhabiliter. Puis une fois que vous en avez fait un, ils voient que vous êtes de confiance. Je venais avec des adresses et ils me donnaient des adresses aussi. Je n’ai pas été servi à chaque fois que j’ai demandé. Il y avait du monde qui achetait, ils n’étaient pas favorables à vendre trop au même. J’allais solliciter et parfois on me rappelait.”
La ville dangereuse récidiviste
En ce qui concerne l’opération rue Thubaneau, nous n’avons pas réussi à joindre Jean-Louis Brunel et Jean-Paul Dinoia dans les délais impartis à cet article. Jean-Fabrice Brunel croit se rappeler que Dinoia et son père « ont repris une promesse en cours de quelqu’un qui laissait tomber donc ce n’était pas l’affaire du siècle. Le prix d’achat à Marseille Aménagement était défini avant eux ». Il assure par ailleurs n’avoir aucune connexion avec Jean-Paul Dinoia, si ce n’est un lien familial.
A croire l’histoire des rues Vincent-Scotto et Poids de la Farine et en dépit des critiques d’un précédent rapport de 2013 de la chambre régionale des comptes, la Ville de Marseille a donc persisté dans ces dérives. A l’époque, en écho des militants d’un centre ville pour tous qui dénonçaient des transactions sans “appel d’offre ni concurrence”, les magistrats financiers s’étonnaient de reventes “dans un cadre informel qui ne permet pas de garantir que tous les acheteurs potentiels aient bien été informés des projets de cessions et que les intérêts de la ville aient été optimisés”. Un euphémisme qui laisse supposer l’existence d’un guichet ouvert pour certains initiés.
Au point de rappeler le poids historique et prépondérant de l’entourage de Jean-Claude Gaudin dans tout ce qui à trait à l’immobilier. Comme en témoigne sous couvert d’anonymat un ancien cadre de la ville : “L’ensemble des dossiers étaient soumis à la commission d’urbanisme (ou commission foncière). [Mais] Ils étaient d’abord visés par Claude Bertrand (l’indéboulonnable directeur de cabinet du maire, ndlr) qui écrivait en vert ses recommandations, suivies à la lettre par [l’adjointe à l‘urbanisme]”.
Dans une réponse lapidaire à nos nombreuses questions et à notre demande de rendez-vous avec Claude Bertrand, la Ville se défausse en expliquant que “le secteur privé peut présenter l’avantage d’une plus grande rapidité d’exécution”. En 2014, il répondait à Mediapart et au Ravi sur ce type de ventes : « Nous avons un organe de dialogue sous la forme dʼune commission foncière qui apporte un éclairage avant une décision prise par le conseil municipal seul organe souverain. » Une commission dont nous n’avons encore une fois pu avoir aucune précision sur la composition ou le fonctionnement. Contacté, le parquet de Marseille indique ne pas avoir été destinataire « à ce jour de faits dénoncés par la CRC au titre de la gestion du patrimoine immobilier de la Ville ».
Actualisation le 15/11/2019 à 15h30 : commentaire de Charles Boumendil
La Grande Vacance revient. Volet II : Les profiteurs
Depuis le début de l’année, nous enquêtons ensemble avec La Marseillaise, Marsactu et Mediapart sur la gestion par la Ville de Marseille des immeubles dont elle est propriétaire en centre-ville. Après un premier volet consacré au patrimoine public laissé à l’abandon, le second volet de notre « consortium » cible des opérations opaques conduites par la ville. Ces transactions aux “conditions juridiques parfois contestables” comme l’écrit la chambre régionale des comptes dans son dernier rapport qui sera présenté en conseil municipal le 25 novembre, ont lésé les finances de la Ville pour ne profiter qu’à des bénéficiaires au profil parfois sulfureux. A l’image de Jean-Paul Dinoia, un nom qui apparait jusqu’au début des années 2000 dans la rubrique faits divers liées au grand banditisme. Reconverti dans les affaires, il a bénéficié d’un traitement particulièrement avantageux.