« Il faut repenser l'éthique des élus »
le Ravi : Pensez-vous toujours que, à Marseille, « la première planche pourrie c’est le personnel politique » ?
Valérie Manteau : Les habitants du 65 rue d’Aubagne avaient été évacués avant le drame. C’est l’adjoint à la gestion des risques de Marseille, Julien Ruas, qui a signé l’arrêté permettant la réintégration de cet immeuble. Et quelques semaines après, il s’effondrait sur les personnes. Les leçons n’ont toujours pas été tirées puisque nous voyons des réintégrations dans des immeubles complètement insalubres et dangereux.
Comment qualifiez-vous, près d’un an après le 5 novembre, la gestion de cette crise ?
Violente ! D’autant plus à mesure que les élections approchent. On essaye de mettre les derniers grands cas d’évacuation – celle de Maison Blanche ou de la rue Curiol – sous le tapis, afin de ne pas poser les arrêtés de péril, pour ne pas faire gonfler les chiffres d’évacuation. Lorsque nous parlons de 3000 délogés, tout le monde pinaille sur les chiffres. Pourtant c’est un fait et des centaines de personnes sont encore à l’hôtel, plus d’un millier vivent dans un logement temporaire. La crise n’est pas du tout finie.
La fondation Abbé Pierre parle de 40 000 logements indignes à Marseille…
Dans mon immeuble, une famille paye 600 euros pour un appartement de 30m2 sans lumière ! Ils n’ont pas de papiers et les seuls propriétaires qui acceptent de prendre leur dossier, ce sont les marchands de sommeil. Ce sont donc les plus pauvres qui payent le plus cher pour vivre dans les conditions les plus indécentes. Ce n’est pas possible que la mairie ne le sache pas, alors que nous tous qui habitons ces quartiers, on connaît ces appartements !
La justice est-elle à la hauteur ?
Qu’elle soit lente, ça c’est normal. Ça prend du temps d’instruire un dossier dans lequel il y a des morts et des responsabilités multiples. Mais comment est-ce possible qu’il n’y ait pas encore eu de mise en examen des propriétaires ? Alors que dans d’autres cas, on assiste à une répression immédiate…
Kevin Vacher, militant du collectif du 5 novembre, a été placé en garde à vue puis mis en examen pour une action à laquelle vous avez participé. Que s’est-il passé ?
Oui c’était violent, mais pas comme on le dit. Pour aider les familles évacuées de la rue Curiol, nous les avons accompagnées à Marseille Habitat, propriétaire de l’immeuble. Nous étions cinq personnes du collectif et deux journalistes. Au moment d’entrer dans les bureaux, il y a eu une bousculade et une des personnes de l’accueil s’est fait mal au pouce. Je ne m’en suis même pas aperçue. A la fin de la journée, les gens étaient pris en charge. Quelques jours après, Kevin était convoqué pour cette histoire de pouce cassé. Il a été mis en garde à vue pour « violence volontaire en réunion avec préméditation ». « En réunion » ? Mais alors pourquoi ne suis-je pas, moi aussi, mise en examen ? « Avec préméditation » ? Quand on voit toutes les négociations qu’on a menées avant et après, c’est grotesque ! Et à aucun moment ça n’a été une action violente. Nous avons toujours été un mouvement pacifiste. La disproportion des faits imputés est là pour nous intimider !
Martine Vassal (LR), qui a officialisé sa candidature, est donnée favorite pour les municipales. Qu’en pensez-vous ?
Martine Vassal va essayer de jongler avec le bilan de Gaudin alors que c’est le sien aussi. Nous avons négocié durant des mois avec elle, présidente de la métropole, pour créer une charte du relogement et elle n’a jamais daigné assister à aucune réunion. Elle se contrefout de ce sujet qui pourtant relève de ses fonctions ! D’accord, elle a une machine de guerre pour faire campagne, c’est évident. Il tient à nous de montrer qu’elle ne convient pas. Et les élections ne se passent jamais comme prévu.
Vous avez signé le pacte démocratique issu des Etats généraux en juin. Il parle de « faire de la politique autrement ». Mais comment ?
Les Etats généraux, ça a été une réunion de 60 collectifs, associations et syndicats actifs sur Marseille. C’est énorme déjà d’arriver à se rassembler et de se dire que l’on a une vraie expertise citoyenne. Il faut faire des assemblées et renouer le lien entre candidats et citoyens. Ensuite on peut commencer à discuter de qui est tête de liste. Ce serait bien d’inverser ce processus-là !
Des écologistes, dopés par leur score aux européennes, parlent déjà d’une liste indépendante…
Ça me désespère, dans la situation qu’on vient d’évoquer, que Les Verts veuillent faire une liste tous seuls… Ça me fatigue.
Craignez-vous, comme certains militants des collectifs, une instrumentalisation politique ?
Nous avons besoin d’un changement, et pas juste pour le plaisir. Réunir sur une liste, ouverte à la société civile, tous les élus de gauche qui n’ont pas été indignes est un préalable. Leurs tractations pour savoir qui mènera la liste et occuper les places, je m’en fous complètement. Mais il faut surtout repenser profondément l’éthique des personnes qui seront élues et le rapport qu’elles auront avec les citoyens. Il ne suffit pas de remplacer ceux en place, même par de meilleures personnes plus conscientes de leurs responsabilités politiques. Il faut modifier le rapport entre les élus, la population et les mouvements citoyens. Évitons de déléguer à nouveau notre confiance à des élus n’ayant plus besoin de rendre des comptes pendant 25 ans.
Votre roman, Le Sillon, se déroule à Istanbul. Peut-on faire des passerelles avec Marseille ?
En 2013, les autorités voulaient réaménager la place Taksim pour en faire un centre commercial. Ce projet a déclenché une mobilisation populaire, spontanée, énorme, pour protéger le parc Gezi. La répression a été violente, des militants sont en prison, accusés d’avoir voulu renverser le régime. Avec des échelles bien sûr très différentes, cela me fait penser à la mobilisation à Marseille pour la Plaine, à la façon dont un petit collectif de quartier s’est mobilisé pour défendre au départ des arbres : leur lutte est devenue une mobilisation extrêmement forte et viscérale pour le droit à la ville !
Le régime d’Erdogan est-il comparable à la situation française ?
Non, nous ne sommes pas au même endroit. Cependant tout l’objet de mon livre, Le sillon, est de montrer que nous faisons face aux mêmes dynamiques : la montée du nationalisme, l’abandon des droits au profit de la sécurité… En Turquie, ce sont les attentats à répétition, la guerre aux frontières, qui ont justifié l’abandon par la population de la défense des droits. A une autre échelle là aussi, en France nous avons la même démobilisation démocratique : nous laissons passer des atteintes extrêmement graves aux droits fondamentaux.
Vous êtes signataire du texte appelant à soutenir le Ravi face à son procès-bâillon. Quelle importance a pour vous une presse libre ?
Elle est complètement primordiale. La presse libre, c’est un point stratégique ! A Charlie, nous avons eu une série de procès d’une pseudo association d’extrême droite. On les a tous gagnés mais on a perdu du temps et de l’argent ! La procédure est faite pour décourager les gens. Il ne faut pas laisser passer, parce qu’il n’est pas neutre, dans la vie d’un journal, de se retrouver avec un procès comme une épée de Damoclès au-dessus de la tête !
Propos recueillis par Michel Gairaud, Rafi Hamal, mis en forme par Jeanne Gougeau