Rue d’Aubagne, entre douleur et colère

« Au moins on pourra récupérer la vaisselle. » Maël rit jaune. Accroché au pignon du 69 de la rue d’Aubagne, un placard de cuisine est suspendu dans le vide, intact. Avec sa compagne, il était le propriétaire de l’appartement du 5ème étage. L’immeuble ne s’est pas effondré le 5 novembre comme ses trois voisins de gauche mais a été « déconstruit » car les autorités craignaient pour la sécurité des secours recherchant les corps dans les gravats.
Aujourd’hui pour Maël, « dormir n’est pas une priorité ». Il jure que son immeuble était « sain » et questionne la décision de le démolir en tentant d’initier une action en justice. Le couple et leur petite fille n’ont rien pu récupérer dans leur appartement. Après avoir entrevu la possibilité d’être relogés dans un studio de 28m2, l’opportunité leur est finalement passée sous le nez. Ils naviguent donc d’appartement en appartement, au gré de la générosité de leurs proches. Pourtant Maël ne se plaint pas. « On n’est pas dans la pire des situations, on touche 2000 euros chacun. »
Ses voisins plus précaires, Maël les côtoie dans les réunions où les habitants s’organisent collectivement. Ce samedi 24 novembre, la salle de spectacle du Daki Ling, à quelques mètres des immeubles effondrés, est pleine à craquer. Après quelques échanges d’informations et monologues politiques, Amel, 19 ans, prend la parole. La jeune femme, très impliquée dans la vie du quartier vit elle même dans un taudis. Elle explique comment sa famille a réussi à exiger des travaux de son bailleur : « C’est à eux d’avoir peur et d’avoir honte, vous avez le droit de vivre dans de bonnes conditions. »
Traumatisme collectif
Profitant de l’écho médiatique qui a suivi les effondrements, des paroles que l’on entendait que rarement s’élèvent pour dénoncer leurs conditions de vie. Mais sous la révolte l’émotion est palpable. En témoigne cet homme, évacué de la rue d’Aubagne, dont la voix tremble quand il raconte qu’il a pu retourner « chez lui », escorté de pompiers, pour récupérer une poignée d’affaires. « Combien de temps est-ce que je vais encore rester à l’hôtel ? »
« On est face à un traumatisme collectif », explique Monique (1) une professionnelle de santé habitante du quartier et impliquée dans l’aide aux sinistrés. « Les gens sont en état de choc, avec en plus, pour les évacués, des incertitudes sur leurs besoins primaires : dormir, manger, laver son linge, refaire ses papiers… »
Dans cette situation de crise, les émotions sont décuplées. Il y a d’abord eu la tristesse, la douleur d’avoir perdu un ami, un voisin, un visage familier. Alors on a défilé : une marche blanche pour pleurer ensemble. Mais déjà, la colère, face à l’inaction politique, a pointé. Alors une nouvelle marche a eu lieu aux cris de « justice et dignité ». Beaucoup se sont aussi entraidés pour que chacun reconstruise les pans de vie brisés. Mais tout cela n’a pas évité l’angoisse qui se propage aussi plus vite que les signalements d’insalubrité à la ville de Marseille, faisant évacuer dans la précipitation plus d’un millier de personnes. Une bonne part des immeubles concernés est dans le quartier.
Sans-papier, pas de relogement
L’évacuation, c’est le cauchemar de Samira, qui habite avec son mari et ses 5 enfants dans une rue perpendiculaire à la rue d’Aubagne. « S’ils me demandent d’évacuer, je résisterai. » Pourtant, au mois d’avril, le plafond du petit T3 qu’elle loue 720 euros à un marchand de sommeil s’est effondré, manquant de blesser son fils de 3 ans. A l’époque, la famille entame des démarches avec la Fondation Abbé Pierre pour demander un relogement. Le dossier est rejeté : Samira et les siens sont sans-papiers.
« Au moins les marchands de sommeil nous permettent de nous loger, soupire Samira. Si on est évacué, où on va aller ? J’ai peur que la préfecture nous cause des problèmes. » Se signaler aux autorités c’est pour elle prendre le risque de récolter une obligation de quitter le territoire. « On préfère rester discrets », souffle-t-elle.
Depuis le drame du 5 novembre, Samira doit aussi répondre aux angoisses de ses enfants, notamment de sa cadette, âgée de 7 ans et camarade d’école d’Elamine, jeune habitant du 65 qui a perdu sa mère dans l’effondrement. « Ils me demandent « maman, est ce que chez nous aussi ça va s’effondrer ? » Je leur réponds que non, un jour on aura nos papiers et ça va s’arranger. »
Samira participe aux réunions de l’école Chabanon. Sur le panneau d’information, une affichette invite les parents à rencontrer une psychologue. La solidarité s’organise. A l’ordre du jour : comment utiliser la cagnotte réunie pour soutenir les sinistrés. L’idée d’une fête de fin d’année ouverte à tous les élèves et parents est évoquée. « Cela permettrait de créer un moment collectif. Si quelque chose de bien doit sortir de tout ça, ce sont les liens qui se créent entre nous », suggère Marie Batoux, mère d’élève et élue France Insoumise dans les 2ème et 3ème arrondissements de Marseille.
Bientôt se posera la question du devenir de ce trou béant au milieu de la rue d’Aubagne. De nouveaux logements ? Des services publics ? Amel a une idée bien arrêtée : « J’espère que la mairie ne sera pas culottée au point de construire de nouveaux bâtiments. » La jeune femme préférerait y voir un parc, avec un message aux disparus du 65. « On ne vous oublie pas. On ne vous remplacera pas. »
1. Le prénom a été changé.