Habitat indigne : l’étude oubliée de la Belle de Mai
Au Comptoir de la Victorine, à la lisière de la Belle de Mai à Marseille, quand bien même l’adjoint au patrimoine Robert Assante assure que les « délais seront tenus », les occupants, suite à l’incendie du 24 février 2018, n’en peuvent plus d’attendre la mise en œuvre des travaux pour lesquels une enveloppe de 400 000 euros a été débloquée. En attendant, des barrières viennent de fleurir autour de « la Bicoque », une des dépendances. Grimace d’un résident : « A Marseille, dresser des barrières, on sait faire. Les travaux dont on ne veut pas, on les a, ceux qu’on réclame, non ! »
Une réflexion qui résonne à la lecture d’un document tombé dans les bras du Ravi : « Mission d’étude et d’accompagnement pré-opérationnel pour la définition d’un dispositif d’intervention pour l’amélioration de l’habitat du quartier de la Belle de Mai ». Réalisée en 2016 pour le compte de la ville de Marseille par le groupement Stéphane Bosc Architecte, l’étude s’inscrit « en articulation avec « Quartiers libres » », un projet urbain qui va du quartier de la gare Saint-Charles à la Belle de Mai, un des territoires les plus pauvres d’Europe.
L’étude s’intéresse tout particulièrement à l’habitat ancien. Avec, représentant plus de la moitié du document, un diagnostic du bâti et des moyens d’intervention à mobiliser. Un gros morceau. Il y a du boulot ! Le chantier est estimé à 46,3 millions d’euros, avec une intervention coercitive via des opérations de restauration immobilières sur 2 049 logements, dont 1 150 après acquisition par la ville. Soit l’intégralité des « 40 % de logements potentiellement très dégradés » identifiés – mais « plus de 65 % » de « logements potentiellement dégradés (500 adresses et plus de 3 150 logements) » – sur les 976 immeubles et 5 305 logements retenus.
50 immeubles en péril
L’étude cartographie îlot par îlot le « bâti très dégradé repéré, péril et insalubrité ». Soit une cinquantaine d’immeubles situés boulevards National et Leccia, rues Clovis Hugues, Bernard, du Génie, Fortuné Jourdan ou encore Belle de Mai. Autant de points noirs sur une carte de 2016. Et beaucoup plus que la dizaine d’arrêtés de péril pris dans le secteur à la suite du drame de la rue d’Aubagne, où deux immeubles se sont effondrés le 5 novembre, faisant 8 morts.
« La ville a une étude qui date de 2016 et n’a rien fait ?! », s’indigne Serge Pizzo du CIQ (Comité d’intérêt de quartier). Avant de se reprendre : « Après, ce n’est pas comme si l’on ne dénonçait pas cette situation depuis des années. » Même constat de Romain Messié, des Compagnons bâtisseurs : « La situation, on la connaît. Mais, ce qui a changé, depuis le 5 novembre, c’est que les gens en ont marre de vivre dans des taudis et ont un véritable sentiment d’abandon. »
Colère aussi chez les acteurs de l’habitat. « Comme à Noailles, ils savaient mais ils n’ont rien fait, tonne l’ex-urbaniste Patrick Lacoste d’un Centre ville pour tous. Cette étude fait partie de toutes celles qui sont réalisées mais qui ne sont pas publiées. Comme l’étude Compas sur les inégalités dans la ville, parce que ça ne ferait pas un bilan positif pour Gaudin, et surtout celle pré-opérationnelle sur Noailles, qui faisait partie du Plan Guide et proposait aussi des préconisations d’intervention îlot par îlot. »
« C’est une étude pré-opérationnelle, il devrait donc y avoir une opération derrière. Je suis surpris que rien n’ai commencé, dénonce de son côté Florent Houdmon, le directeur régional de la Fondation Abbé Pierre. A ne pas traiter les immeubles, ils nous tombent dessus ! Sans oublier que ces études deviennent vite obsolètes. Car les gens déménagent, il y a des ventes, de nouveaux bâtiments se dégradent. Il faut donc en refaire et ça coûte cher. » Et d’ironiser : « Beaucoup d’acteurs disent que ce que Marseille fait de mieux, ce sont les études. »
Dans un tiroir
« Les études pré-opérationnelles ne sont pas très précises. Elles permettent d’orienter les décisions, grâce au bilan financier et aux préconisations qu’elles proposent », relativise cependant Emmanuel Pratis, un ancien de la Soleam, le bras armé de la ville en matière d’urbanisme. Avant de tacler méchamment : « Mais ce type de mission a aussi pour objet de signaler les situations à risque, elle a un rôle préventif. Si leur diagnostic est bien fait, la ville peut mettre en œuvre des procédures sans signalement. Sur Noailles, le cabinet ETH avait été missionné pour ça. Il y a eu des graves dysfonctionnement. » Le moins que l’on puisse dire, au vu du bilan…
L’étude sur la Belle de Mai a pourtant fini dans un tiroir. Si les élues à l’urbanisme et au logement Laure-Agnès Caradec et Arlette Fructus bottent en touche, Assante, au patrimoine, soupire : « Cela a pu être commandé par les uns ou les autres. De là à ce que ce soit exploité… Mais, avec l’expérience que j’ai, plus rien ne me surprend. » La maire de secteur Lisette Narducci, plus trop en odeur de sainteté avec la majorité, ne mâche pas ses mots : « Vous disposez d’éléments que je n’ai pas. Mais, pour moi, même si je ne veux jeter l’opprobre sur personne, je trouve que c’est grave. »
Comme le manque de cohérence. En 2016, à l’angle des rues Loubon et d’Orange, l’étude pointe un bâti « très dégradé ». Qui, aujourd’hui, fait l’objet de travaux. Sauf que, comme l’a pointé le CIQ, dans le cadre du plan local d’urbanisme intercommunal, pour faciliter le passage du bus, l’îlot où il se trouve va être tout bonnement rasé !
Sébastien Boistel & Jean-François Poupelin
Enquête publiée dans le Ravi n°172 daté avril 2019