Ville de Marseille : face au péril, la loi du silence
Leur lettre avait fait l’effet d’une bombe. Début avril, près d’un an et demi après la mort de huit habitants de Noailles dans l’effondrement de deux immeubles de la rue d’Aubagne (1er arr.), comme l’avait révélé le Ravi en publiant leur courrier, les architectes et ingénieurs du service « sécurité des immeubles » de la ville de Marseille alertaient leur hiérarchie, leurs élus et le cabinet sur les « dysfonctionnements graves au sein de la Direction de la Prévention et de Gestion des risques ».
Et pour cause, le service est dans le même état que le patrimoine immobilier de la ville, en péril. « 2 600 signalements d’immeubles sous suspicion de péril en attente d’une prise en charge », « 230 immeubles en péril grave et imminent non suivis », « la non application des prescriptions légales lorsque les propriétaires sont défaillants », rappelaient les architectes. N’en jetez plus !
Prophétique, leur missive se concluait ainsi : « Nous vous remercions de l’attention que vous porterez à la présente correspondance et vous laissons le soin des suites à y donner ». La réponse ne s’est pas faite attendre. Comme le résume, sous couvert d’anonymat, un des membres de ce service, « plutôt que d’entendre et de prendre en compte notre alerte, ils ont tout fait pour savoir d’où venait la fuite. Et comme ils ont vu qu’on restait soudé et qu’ils ne sauraient pas, ils ont cherché à identifier les leaders… »
C’est ce que confirme un courrier de la CFE-CGC/CFTC adressé au cabinet de Jean-Claude Gaudin que le Ravi a pu consulter : « Quand une dizaine d’architectes a eu le courage d’écrire à l’administration pour signaler une grande détresse face à l’incohérence de certaines consignes ou décisions, le manque de moyens persistant, mais également les risques importants pour la population, la seule réaction de l’administration a été de les convoquer en plein confinement, de les menacer parce que leur courrier avait fuité dans la presse et de demander une enquête de l’Inspection générale des services ». On a connu lettre d’adieu plus affectueuse !
Chasse à l’homme
Concrètement, il y a eu une première réunion collective puis, comme on nous le confirme de sources concordantes en interne, des « entretiens individuels, dont certains ont duré plusieurs heures. On se serait cru dans une mauvaise série. Car on n’avait pas le droit d’avoir notre téléphone. Et on nous a demandé de venir seuls, donc sans avocat ou représentant syndical ».
D’après les témoignages recueillis, architectes et ingénieurs se seraient entendus dire que leur démarche ne pouvait s’apparenter à celle de « lanceurs d’alerte ». Une enquête que les responsables syndicaux de la CFE-CGC/CFTC qualifient d’« à charge ». Et de préciser au Ravi : « L’enquête a été confiée à l’Inspection générale des services. On aurait pu espérer qu’elle s’intéresse au fond, c’est-à-dire aux problèmes que les architectes et ingénieurs ont soulevé dans leur courrier. Cela n’a malheureusement pas été le cas. »
Symbolique ? L’enquête se bornerait, dans ses conclusions, à rappeler le « devoir de réserve » que devraient respecter les agents de la Ville. Ce qui, au passage, n’est pas sans rappeler la note dont s’était fendu fin 2018 Jean-Claude Gondard, directeur général des services de Jean-Claude Gaudin, intitulée « Devoir de réserve des agents municipaux dans les réseaux sociaux et les médias ». Où il expliquait que chaque agent « doit éviter toute manifestation d’opinion de nature à porter atteinte à l’image de sa collectivité. Le devoir de réserve interdit de tenir publiquement des propos outranciers dévalorisant l’administration ou visant leur supérieur ». Et, menaçant, d’insister : « Tout manquement à cette obligation justifierait le lancement d’une procédure disciplinaire susceptible d’entraîner une sanction si les faits reprochés constituaient des fautes avérées. » Une note dont certains s’étaient rappelés peu après l’effondrement des immeubles rue d’Aubagne.
« Souffrance » et « burn out »
Alors que la Ville n’a pas pu répondre dans les temps impartis à la publication de cet article, pas question pour certains au sein du service, ni côté syndical, d’en rester là. D’où cette missive de la CFE-CGC/CFTC qui réclame « une enquête sur le fond des problèmes exposés par ces cadres », menée par « un organisme extérieur compétent ». Cette procédure s’inscrit dans un contexte on ne peut plus particulier. « Il y a une véritable souffrance. Des gens en burn out… On manque de moyens, il nous est très difficile de faire notre travail. »
Pour beaucoup, l’arrivée récente dans le service d’un agent de l’IGS n’y est pas pour rien : officiellement chargé d’un audit sur les dysfonctionnements du service, ce proche de la directrice de l’inspection générale, qui a participé aux interrogatoires du printemps, serait, semble-t-il, surtout sur le dos des agents, à la recherche du ou des responsables de la fuite du courrier publié par le Ravi. Les syndicats ont d’ailleurs demandé que « l’enquête de l’IGS en cours soit interrompue » !
L’arrivée d’un nouveau responsable du service en vue d’en prendre la direction s’accompagne aussi d’un changement de taille pour les contractuels. « On aurait dû pouvoir, après un contrat d’un an, le voir renouveler pour trois ans. Mais là, ils ont proposé une prolongation de contrat de… six mois », grimace-t-on en interne. Côté syndicat, on temporise : « Il est vrai que nous sommes avant les élections et que renouveler des contrats sur une longue période juste avant pourrait être vu comme une décision politique. Mais ce n’est pas anodin. »
Surtout, nous explique-t-on , « rien de ce que l’on a dénoncé dans notre lettre n’a changé. Plus d’un an après la rue d’Aubagne, la ville voudrait faire croire qu’elle a la situation en main. C’est tout l’inverse. Tout est fait pour minimiser le problème, éviter les évacuations, accélérer la réintégration des immeubles… Or, il y a toujours urgence. Et on n’est pas à l’abri d’un nouveau drame. »