Voilà un dossier que Jean-Claude Gaudin aurait certainement aimé transmettre à sa ou son successeur-e dès le lundi 23 mars. Mais l’épidémie de Covid-19 a mis les municipales entre parenthèses et a prolongé d’autant le chemin de croix de la rue d’Aubagne pour le très pieux maire LR de Marseille.
Dans un courrier adressé en « recommandé avec RAR » le jeudi 9 avril à son cabinet et quelques autres directeurs de services, dont le Ravi a eu la primeur sous format numérique (voir encadré ci-dessous), les architectes et ingénieurs de la direction de la prévention et de la gestion des risques (DPGR) alertent sur les « constats de dysfonctionnements graves » ainsi que sur les « grandes difficultés » auxquelles ils sont « confrontés » et qui « rejaillissent sur [leur] sécurité, et sur celle des administrés ». Ces douze agents – quasiment tout le service – sont particulièrement bien informés de la situation : ce sont eux qui saisissent la justice après un signalement et qui rédigent les arrêtés de péril – imminents ou non. Taquins, ils ponctuent leur introduction par un rappel utile : « Nous ne vous faisons pas l’offense de vous rappeler que vous êtes aussi et avant tout les garants de cette sécurité. »
Premier « dysfonctionnement » rencontré : le manque d’effectifs de la direction et ses conséquences, la multiplication des dossiers en souffrance : « 2 600 signalements d’immeubles sous suspicion de péril en attente d’une prise en charge (expertise ou arbitrage sur le type de procédure à suivre) ; 80 immeubles en péril grave et imminent non suivis, dossiers initiés par des agents réquisitionnés pour donner suite aux effondrements des immeubles de la rue d’Aubagne pour faire face à la hausse de signalements, et renvoyés dans leurs services respectifs sans avoir clôturé ces dossiers ; 150 immeubles en péril grave et imminent antérieurs au 5 novembre 2018 non suivis suite au départ du service de 4 agents. » Et de prévenir : « Nous […] suivons déjà un nombre très important de dossiers, celui-ci augmentant chaque jour, ce qui constitue un nombre bien supérieur à ce que nous pouvons traiter dans des conditions satisfaisantes, compte tenu des enjeux de sécurité. Nous vous informons que nous ne pourrons plus en absorber autant ces prochains mois. »
Irresponsabilités et responsabilités
Deuxième « dysfonctionnement » pointé : les délais de validation et de signature des arrêtés de péril, anormalement longs, qui empêchent toute évacuation lorsqu’elle est préconisée par l’expertise judiciaire. Explication des signataires : « La procédure de validation et de signature dure plusieurs jours, voire semaines. Ce délai remet en cause de manière significative la sécurité des occupants car durant ces jours ou ces semaines, l’évacuation des administrés n’a pas lieu malgré le degré d’urgence imposé par l’expert judiciaire le jour de la visite. » Et les frondeurs d’insister : « Quand nous obtenons l’arrêté signé, nous avons perdu toute crédibilité face à nos administrés compte tenu du délai écoulé. Les mots ont un sens et le terme imminent ne supporte l’écoulement d’un délai. »
Troisième « dysfonctionnement » : la ville ne se substitue pas à la défaillance des propriétaires lorsque ces derniers ne réalisent pas les travaux d’urgence exigés, là encore par l’expert judiciaire. La faute une nouvelle fois aux défaillances de la ville : « [Elle] ne répond pas aux prescriptions légales, n’ayant pas contracté de marché d’exécution des travaux d’office et ce, plus d’un an après le drame de la rue d’Aubagne survenu le 5 novembre 2018 à Marseille. » Résultat : « Nombre d’immeubles en péril (grave et imminent ou ordinaire) ne sont pas pris en charge par le Maire et […] cette situation pèse toujours plus sur la sécurité publique, étant donné que sans action du Maire, leur état continue irrémédiablement de se dégrader. » Une situation que connaît notamment le patrimoine communal comme l’ont longuement documenté le Ravi, La Marseillaise, Marsactu et Mediapart dans « La grande vacance ».
Conséquences de ces dysfonctionnements et de quelques autres, que nous vous laissons découvrir dans le courrier, la dizaine de signataires est au bord de l’explosion – les burn out et arrêts maladie à rallonge se multiplient – et prête à mettre en balance la suite de leur carrière pour l’instant déjà très précaire (tou-te-s sont contractuel-le-s et en CDD). Des tensions aggravées par des conditions de travail encore un peu plus dégradées avec le confinement ainsi que les conséquences du piratage informatique dont la Ville et la Métropole ont été la cible. Et les signataires de conclure, en proposant leurs services : « C’est pour conduire la mission de service public de la lutte contre l’habitat indigne que nous nous sommes engagés et nous l’assumons. »
Lettre recommandée avec A/R des architectes et ingénieurs du service de la sécurité des immeubles de la Ville de Marseille
Direction de la Prévention et la Gestion des Risques DPGR
Service de la Sécurité des Immeubles SSDI
40, avenue Roger Salengro
13233 MARSEILLE Cedex 20
Marseille, le 7 avril 2020
À l’attention de :
Jean-Claude GONDARD, Directeur Général des Services,
Jean-Pierre CHANAL, Directeur Général Adjoint des Services,
Yves RUSCONI, Directeur Général Adjoint des Ressources Humaines,
Christophe SOGLIUZZO, Directeur Général Adjoint Ville Durable et Expansion,
Julien RUAS, Adjoint au Maire Délégué au Bataillon de Marins Pompiers à la Prévention et la Gestion des Risques
Odile BLANC, Cheffe du Service de l’Inspection Générale des Services
En copie à :
Sandrine DUJARDIN, Directeur de la DPGR
Frédéric BARCET, Directeur Adjoint de la DPGR
André RULLIERE, Chef du Service de la Sécurité Des Immeubles SSDI
Christine GOZZI, Cheffe du Service Ressources Partagées
Lettre recommandée avec RAR
Objet : Constat de dysfonctionnements graves au sein de la Direction de la Prévention et de la Gestion des Risques DPGR – Ville de Marseille
Mesdames, Messieurs,
Architectes et Ingénieurs du Service de la Sécurité des Immeubles de la Ville de Marseille, après avoir alerté individuellement et à plusieurs reprises notre Direction, il est de notre devoir de prévenir la haute administration, face aux dysfonctionnements que nous avons pu constater au cours de l’année écoulée au sein de la Direction de la Prévention et de la Gestion des Risques.
Nous sommes en effet confrontés à de grandes difficultés, lesquelles rejaillissent sur notre sécurité, et sur celle des administrés. Nous ne vous faisons pas l’offense de vous rappeler que vous êtes aussi et avant tout les garants de cette sécurité, et que nous devons pouvoir compter sur votre soutien pour travailler en toute sérénité.
Parmi les difficultés rencontrées, et sans pouvoir être exhaustif compte tenu du nombre, nous vous informons des points suivants :
Conformément à l’article L511-1 du Code de la Construction et de l’Habitation, vous êtes informés de l’insécurité de chaque immeuble dès qu’elle est constatée par la Cellule Veille et Intervention ou par notre service de la Sécurité des Immeubles.
À ce titre et à ce jour, il existe 2600 signalements env. non traités, et nous ne pouvons subvenir qu’aux immeubles les « plus dangereux » compte tenu du nombre limité d’agents dédié à notre service.
Pour donner suite à ces signalements, et conformément à l’article L511-3 du Code de la Construction et de l’Habitation, nous saisissons la juridiction administrative en demandant la nomination d’un expert. Ce dernier, se rend sur place dans les 24h puis nous remet un rapport qui peut préconiser l’évacuation immédiate et les mesures ou travaux d’urgence lorsqu’il se prononce sur un péril grave et imminent. À ce stade, comme le prévoit l’organisation de notre Direction, nous faisons appel à la Cellule Veille et Intervention pour procéder à l’évacuation immédiate de l’immeuble selon les préconisations de l’expert.
Compte tenu du peu d’effectif de la Cellule Veille et Intervention, cette dernière, lorsque sa sécurité est menacée, sollicite à bon droit le concours de la force publique par le biais de la Police Municipale ou Nationale. Celle-ci n’apporte son soutien qu’en possession d’un arrêté validé et signé par le Maire, et nous sommes contraints d’attendre.
La procédure de validation et de signature dure plusieurs jours, voire semaines. Ce délai remet en cause de manière significative la sécurité des occupants car durant ces jours ou ces semaines, l’évacuation des administrés n’a pas lieu malgré le degré d’urgence imposé par l’expert judiciaire le jour de la visite.
Lors de ce délai, une responsabilité pénale conséquente est alors portée par l’administration, qui interrogera les actions des architectes et ingénieurs qui, par l’absence de moyens humains, et de directives de la part de la hiérarchie, n’ont d’autre choix que d’attendre que soit exécutée une évacuation «normalement» immédiate.
De plus, nous déplorons également un soutien psychologique insuffisant pour les administrés dans ces moments particulièrement traumatisants.
Quand nous obtenons l’arrêté signé, nous avons perdu toute crédibilité face à nos administrés compte tenu du délai écoulé. Les mots ont un sens et le terme imminent ne supporte l’écoulement d’un délai.
En outre, l’expert au terme de son rapport propose des mesures de nature à mettre fin à l’imminence du péril précédemment constaté. L’arrêté de péril grave et imminent stipule la nature des travaux d’urgence à effectuer ainsi que le délai imparti. Or, ceux-ci ne sont pas toujours respectés par les propriétaires qui le plus souvent n’en n’ont pas les moyens financiers.
Dans le cas d’une défaillance de la part des propriétaires, il revient au Maire de faire exécuter d’office les mesures provisoires, ce dernier agissant en lieu et place des propriétaires conformément à l’alinéa 3 de l’article L511-3 du Code la Construction et de l’Habitation.
Or, la Ville de Marseille ne répond pas aux prescriptions légales, n’ayant pas contracté de marché d’exécution des travaux d’office et ce, plus d’un an après le drame de la rue d’Aubagne survenu le 5 novembre 2018 à Marseille.
Force est de constater que nombre d’immeubles en péril (grave et imminent ou ordinaire) ne sont pas pris en charge par le Maire et que cette situation pèse toujours plus sur la sécurité publique, étant donné que sans action du Maire, leur état continue irrémédiablement de se dégrader.
L’expert toujours au terme de son rapport sollicite parfois la mise en place d’un périmètre de sécurité. Il est de la responsabilité de la commune de respecter les préconisations expertales. Or, par insuffisance de matériel, de personnel ou de gestion des priorités, leur mise en œuvre ne répond pas aux besoins : périmètre de sécurité stable, anti-rebonds, et étanche, la sécurité publique n’est alors pas garantie.
Par ailleurs, et comme nous l’avons déjà indiqué à notre Direction, nous recensons trop de nombreux dossiers non traités, à savoir environ :
– 2 600 signalements d’immeubles sous suspicion de péril en attente d’une prise en charge (expertise ou arbitrage sur le type de procédure à suivre),
– 80 immeubles en péril grave et imminent non suivis, dossiers initiés par des agents réquisitionnés pour donner suite aux effondrements des immeubles de la rue d’Aubagne pour faire face à la hausse de signalements, et renvoyés dans leurs services respectifs sans avoir clôturé ces dossiers,
– 150 immeubles en péril grave et imminent antérieurs au 5 novembre 2018 non suivis suite au départ du service de 4 agents,
– 180 immeubles en péril ordinaire non suivis suite aux départs en retraite non remplacés.
Nous abattons une masse considérable de travail et suivons déjà un nombre très important de dossiers, celui-ci augmentant chaque jour, ce qui constitue un nombre bien supérieur à ce que nous pouvons traiter dans des conditions satisfaisantes, compte tenu des enjeux de sécurité.
Nous vous informons que nous ne pourrons plus en absorber autant ces prochains mois, et que cela nous oblige à en mettre certains en attente, dans l’impossibilité de les traiter avec professionnalisme.
Nous vous demandons de bien vouloir nous transmettre des consignes et un arbitrage sur la gestion de ces dossiers qui nous sont attribués mais que nous ne pouvons suivre, ainsi que sur ceux qui ne sont plus suivis et pour lesquels il existe malgré tout un risque réel pour les administrés.
En outre, nous déplorons de ne plus avoir l’appui technique d’un Bureau de Contrôle, ce dernier refusant d’intervenir arguant du fait que ses factures ne sont plus honorées par la Mairie. Cette absence est particulièrement préjudiciable sur les dossiers où leur soutien technique est indispensable.
Par ailleurs, nous souhaiterions entamer une démarche de travail plus collégiale avec la Direction, qui est parfois amenée à adresser des correspondances sur des dossiers que nous traitons. Ceci nous permettant d’exposer le contexte du dossier et de partager des problématiques, afin d’éviter des affirmations contradictoires.
De plus, il est indispensable que nous ayons connaissance de toutes les décisions prises par la Direction, ainsi qu’avec les autres acteurs de la lutte contre l’habitat indigne (autres collectivités ou organismes) dans un souci de parfaite communication.
Nous regrettons et constatons l’absence d’une personne expérimentée dans le domaine du péril, nous n’avons dans l’immédiat plus de support décisionnel et stratégique. Par ailleurs, la récente formation de deux jours sur les procédures de péril n’a pas été accordée à l’ensemble des agents et reste incomplète. Nous avons reçu des informations complémentaires lors de la séance organisée avec le Service Juridique en date du 13 novembre 2019 accompagnée par la transmission d’un PowerPoint qui n’évoque pas les nombreux cas particuliers.
Nous avons besoin d’être formés juridiquement et techniquement sur les procédures nationales édictées par l’application du CCH via le PNLHI / DIHAL / ADIL / CNFPT et restons en attente d’un planning correspondant au plan de formation transmis le 16 octobre 2019.
Nous sommes contraints de faire face aux situations au fur et à mesure qu’elles arrivent sans pouvoir les anticiper. Ces situations sont propices à la commission d’erreurs dont nous ne pourrions être tenus pour responsables compte tenu de tout ce qui précède et de l’alerte que nous vous adressons aujourd’hui dans les formes les plus solennelles.
Nous nous interrogeons sur les responsabilités que nous engageons dans l’exercice des missions qui nous sont confiées. Selon les informations qui nous ont été transmises par le Service Juridique, la protection des agents est assurée par la Protection fonctionnelle, toutefois, nous souhaiterions connaître les conséquences si une faute professionnelle non intentionnelle est commise lors d’un constat visuel des pathologies bâtimentaires.
Nous avons eu connaissance de notre fiche de poste courant décembre 2019 cependant, celle-ci ne correspondant pas à la réalité de nos missions, et, n’évoquant pas les risques et l’environnement particulier associés à notre poste, nous avons suggéré à notre Chef de service des rectifications. Nous restons à ce jour en attente de la validation des modifications par notre hiérarchie et notre Direction.
Face à la charge de travail, au manque de formations, et à l’expérience de la gestion des périls encore très fragile, notre Direction a sollicité les architectes/ingénieurs pour prendre des astreintes, qui ne sont pas prévues par notre contrat de travail. Néanmoins, face à l’ampleur des dysfonctionnements constatés, la plupart d’entre nous n’a pas donné suite à cette demande.
Le contexte actuel de la pandémie du Covid-19, aggrave davantage nos conditions de travail et notre sécurité physique dans l’exercice de nos fonctions. En effet, sans aucune anticipation des mesures à prendre, notre Direction nous a demandé de poursuivre les visites prévues comme d’ordinaire, le 16 mars et 17 mars sans équipements supplémentaires et malgré nos alertes pour obtenir gants et masques.
Par ailleurs, la Ville de Marseille étant victime d’une cyber-attaque nous nous sommes questionnés sur l’intérêt de nous demander de rester confinés au bureau, dont la ventilation du bâtiment ne fonctionne plus depuis plusieurs semaines.
Nous avons obtenu le 17 mars après-midi la consigne orale de rester désormais à domicile et ne sortir que pour les visites. Nous restons cependant en attente d’équipements sanitaires complets. Nous souhaiterions que la participation au Plan de Continuité d’Activité soit précisée sur nos fiches de poste.
Par ailleurs, nous souhaitons vous alerter sur la problématique de la cyber-attaque qui nous empêche d’accéder à nos dossiers informatiques et qui peut nuire au bon suivi des procédures. Cela fait déjà 3 semaines que nous ne pouvons plus utiliser nos outils de travail, et nous craignons de devoir aller au-devant d’extrêmes difficultés si l’accès aux données et outils n’est pas résolu dans les meilleurs délais.
Les difficultés évoquées ci-dessus impactent à la fois notre santé physique et psychique. Nous observons des situations de burn-out, d’angoisse ou d’agressivité, chez certains de nos collègues, actuels ou partis, et ce à tous les niveaux de hiérarchie, avec des arrêts de travail prescrits par leur médecin pour des durées parfois longues mais nécessaires. Ces absences non remplacées et ces tensions rejaillissent inévitablement sur notre productivité. L’unité et la solidarité qui doivent être les nôtres sont mises à mal.
Ainsi, nous espérons travailler avec vous sur l’ensemble des difficultés évoquées, dans le but d’améliorer la qualité de notre activité. Une organisation claire et partagée entre les services renforcerait et faciliterait les échanges pour mener au mieux notre mission. Cette organisation nous permettrait de gérer les priorités selon les consignes données, et de pouvoir partager et trouver des solutions sur des dossiers dits « sensibles ».
C’est pour conduire la mission de service public de la lutte contre l’habitat indigne que nous nous sommes engagés et nous l’assumons.
Cette activité nous expose à des situations à risque, à des drames humains, à des décisions douloureuses, mais cela est notre métier. Nous espérons que les mesures attendues seront prises dans les plus brefs délais afin d’exercer notre métier sereinement, au service de la population, et avec le plus d’efficacité possible.
Nous vous remercions de l’attention que vous porterez à la présente correspondance et vous laissons le soin des suites à y donner.
Dans l’attente de votre réponse, nous vous prions d’agréer, Mesdames, Messieurs, nos respectueuses salutations.
Architectes / Ingénieurs du Service Sécurité des Immeubles de la Ville de Marseille