Moi, April Benayoum, pomme dauphine
Virginie (1),
Il fallait que je t’écrive.
Parce que j’écris de chez les bombasses, pour les bombasses, les avions de chasse, les courtisées, les portées au pinacle, toutes les têtes de gondole (de Venise) du grand marché à la bonne meuf. Parce que l’idéal de la femme blanche séduisante qu’on nous brandit tout le temps sous le nez, je crois bien qu’il existe (2).
Et que c’est moi.
J’ai grandi à Eguilles dans le pays d’Aix-en-Provence. J’ai fait des études de commerce, je voudrais travailler dans les cosmétiques. Ma grand-mère, qui avait été Miss Marseille, m’a poussée pour participer à des concours de beauté.
J’avais lu Beauvoir. Je t’ai lue toi. J’ai toujours pensé qu’une femme est libre tant qu’elle choisit elle-même sa destinée et qu’elle l’assume. J’ai choisi de participer au concours Miss France. Il y a eu Miss Bouches-du-Rhône, puis Miss Provence, et puis Miss France. Et crois-moi, comme me le disait ma prédécesseuse Lou Ruat (3) « il faut avoir beaucoup de courage pour monter sur scène en maillot de bain devant tout un public (4)». Pas autant de courage que toi quand tu as choisi de te prostituer après avoir été violée. Mais du courage quand même.
Quand on se retrouve toutes embarquées dans les îles pour un mois de shooting, d’essayages, de tests… Certaines ont pu avoir l’impression d’être « traitée comme du bétail (5) ». Impression d’autant plus confirmée que, si on gagne, on passera une année à être trimballée dans tout le pays, de centres commerciaux en foires aux boudins, serrée de près durant les cérémonies par des vieux officiels libidineux et des adolescents qui le sont à peine moins. « Actuellement, Miss France reçoit environ 100 000 euros de cadeaux et jusqu’à 5 000 euros par mois », disait Geneviève de Fontenay (6). Sans doute la valeur que l’on met sur notre dignité.
« J’allais le regretter plus tard »
Tu me répondras (peut-être tu ne me répondras pas) qu’en tant que féministe j’aurais dû jeter un œil maquillé (ou nude) sur le rapport annuel du Haut conseil à l’égalité entre les femmes et les hommes (7). « Aujourd’hui les Miss passent un test de QI et beaucoup ont fait des études supérieures », garantit la taulière Sylvie Tellier (8). Mais le rapport le dit : le concours est « archaïque » et « envoie aux femmes le message que s’enfermer dans un carcan [de la femme grande et mince] est une forme de réussite ». On nous demande de faire plus de 1,70m, de ne pas avoir d’enfant, de ne même pas être pacsée, de ne pas parler de politique ou de religion. « Les femmes n’y sont que des objets et non des sujets. Il n’y est jamais question de présenter une image plus valorisante des femmes […] sans avoir la nécessité de dévoiler leur corps (7). »
Ça aurait dû m’alerter. Mais j’aurais pu me rappeler aussi de Marlène Schiappa (9) estimant que « réduire des femmes à un concours de beauté, c’est dommage. Mais je ne pars pas en guerre contre non plus (10) ». Tu me diras (je suis sûre que ça tu me le diras) que ce n’est pas très étonnant venant d’un gouvernement qui promeut Gérald « vie de jeune homme (11) » Darmanin après une discussion « d’homme à homme » avec le président de la République (12). Tu auras raison, sans doute.
Mais j’étais embarquée. Avec mes grands yeux bleus en amande, mon sourire éclatant, mes longs cheveux blonds, mon envie de défendre l’environnement et les fonds marins. J’ai failli remporter le concours. Comme plusieurs autres Miss Provence avant moi, j’ai fini Première Dauphine. Je me suis couchée épuisée mais heureuse. Je me suis réveillée dans un enfer.
Parce que j’avais parlé de mes origines – une mère serbo-croate et un père israëlien – je me suis retrouvée ensevelie sous un déluge de dégueulis antisémite. Qu’est-ce que ça a à voir avec le fait d’être belle ou pas ?? Ça m’a montré que les choses ne changent pas.
Il y a vingt ans, parce qu’elle était d’origine rwandaise et lauréate de Miss France, Sonia Rolland « avait reçu plus de deux mille lettres d’insultes, excréments et crachats sur le pas de sa porte, sa voiture abîmée (13) ». Aujourd’hui c’est contre moi. Alors oui, Virginie, peut-être, comme le disent les bien-pensants de Libération, peut-être que Miss France est phallocrate et rétrograde, et peut-être que « les premiers complices, ce sont nous, les 8,6 millions de téléspectateurs qui, en regardant cette émission, ont une nouvelle fois assuré la pérennité de cet outil de domination masculine, vide et sans vie (14) ». Mais un événement qui confronte la France à son machisme, son racisme et son antisémitisme millénaires ne fait-il pas lui aussi avancer de grandes causes ?? Ne vaut-il pas que quelques sœurs choisissent de sacrifier leur corps aux yeux d’un public mi-envieux, mi-moqueur, pour le confronter ainsi à ses contradictions autant qu’à ses démons ??
Tu vas encore te moquer te moi Vir, je le sais. Avec tes grands yeux clairs à toi, fatigués mais lucides. Tu vas me dire qu’ils m’ont encore infantilisée quand la directrice du comité Miss Provence a balancé un « ce n’est pas à April, une jeune femme de 21 ans, en tant que Miss, d’engager des procédures en justice, ni au comité Miss France, ce sont les personnalités influentes qui doivent maintenant prendre le relais (15) ». La jeune beauté trop innocente pour se défendre elle-même, encore… Mais j’ai fini par porter plainte moi-même. Parce que « mon père est gendarme, il a une notion très précise de la loi, et puis c’est lui qui était indirectement visé par ces injures antisémites. Il m’a conseillée de porter plainte. J’ai écouté mes proches. Et je me suis écoutée aussi. Je me suis dit que si je ne le faisais pas, j’allais le regretter plus tard (16) ».
Tu vas te moquer de moi à nouveau Vir, parce qu’après cette interview et après le shooting j’ai sauté sur mon Instagram pour dire combien j’étais émue de faire la couv’ de Elle. Comme si c’était mon premier contrat de mannequinat. Pas comme si je venais de dénoncer les discriminations en France. Je ne sais pas si, en tant que femme libre de mon corps et de ma conscience, j’ai la force pour mener ce combat. J’espère trouver la réponse dans ta réponse.
Si tu veux bien me répondre.