Le mal masqué des étudiants
Jour de rentrée un peu particulier sur le campus Hannah Arendt d’Avignon. Il y a comme de la nervosité dans l’air. Exceptionnellement, un vigile contrôle les cartes étudiantes de chacun et barre fermement l’entrée. Présentation, explications, démonstrations. « Il dit qu’il est journaliste au quoi ? Au Ravi ? C’est quoi ça ? », crachote son talkie-walkie. Présentation, explications… « Allez, c’est bon. Vas-y ! » « Ils contrôlent à cause du Covid », explique une étudiante. À l’intérieur, c’est le bal des silhouettes et des demi-visages. « Les meilleures années de ta vie ! », disent les adultes mélancoliques. Le virus rythme désormais la vie universitaire. À voir les jeunes Avignonnais traîner ce jour-là leurs baskets dans la faculté, la cadence est plutôt lente. C’est un peu la gueule de bois sans la soirée d’intégration, et pour les étudiants précaires, sortis exsangues de la crise sanitaire, le réveil est encore plus dur.
Pour lutter contre les contaminations, l’université d’Avignon a mis les moyens : 200 000 euros. Masque obligatoire sur les visages. 4 000 litres de gel hydroalcoolique injectés dans des distributeurs placés stratégiquement. Circuits de circulation dans l’enceinte des bâtiments avec marquage au sol pour respecter les distances. Et – cerise sur le gâteau – des patrouilles de sécurité pour veiller à ce que tout le monde marche au pas. « C’est du sérieux hein ? », s’amuse un étudiant dans la file de la cafétéria. Là-bas, il est interdit de manger en face de son ami. On avale son jambon-beurre en diagonale pour la bonne cause. « Même à un mètre, on est toujours aussi proche », rassure une affiche de sensibilisation, suivie du hashtag #loindesyeuxprèsducoeur. Cet optimisme publicitaire ne convainc pas vraiment… « On ne m’avait pas vendu la fac comme ça, soupire Romane, 18 ans et tout juste sortie du lycée. Pour l’instant je vois pas trop comment me faire des potes dans ma promo’… Je sais même pas à quoi ils ressemblent ! »
Le spectre des cours à distance
Malgré tous les efforts de la fac et des élèves pour endiguer la propagation du virus, le spectre de la reprise des cours à distance rode. Combien de temps avant que ça ferme ? Sur le campus, la question est sur toutes les lèvres. Là-dessus, la faculté d’Avignon temporise : « Les mesures seront en relation avec les décisions des autorités préfectorale et de santé. Dans tous les cas, l’université met tout en œuvre pour repousser aussi loin que possible les mesures extrêmes. » Pour Christina, 22 ans et étudiante en Master 1 théâtre et patrimoine, la reprise des cours à distance serait une déception. « Je suis venue à Avignon exprès pour mes études. J’ai pas envie de me retrouver bloquée dans mon logement Crous ! » En plus, question matériel, notre étudiante en théâtre – qui ne roule pas sur l’or – n’est pas vraiment bien lotie. Avec « son micro d’ordi qui bugue », elle pourrait bien être condamnée au mutisme pendant les cours.
La fracture numérique et l’isolement des plus démunis, c’est précisément ce qui inquiète les syndicats. « Les cours à distance pour les étudiants précaires, c’est le décrochage scolaire assuré », craint Léo Mouillard-Lample, secrétaire général du syndicat Solidarités étudiantes à Avignon. Pendant le confinement, l’université avait pris la mesure du problème en proposant une aide exceptionnelle de 500 euros pour l’achat d’un ordinateur. Problème : « Il n’y a pas eu assez de communication autour de cette mesure. Avec la fermeture de la fac, beaucoup ne savaient même pas que ça existait », souligne Molly Robertson, secrétaire générale de l’Unef. Faute de contact, les circuits de la solidarité ont plus de mal à se mettre en route. Et en cette rentrée si particulière, les étudiants précaires en ont besoin plus que jamais comme le rapporte Molly : « Nous avons été interpellés par des étudiants qui ne peuvent plus payer leur loyer. Le confinement a été synonyme de perte d’emploi et les stages rémunérés ont souvent été annulés. »
Une vraie catastrophe, quand 46 % des étudiants déclarent recourir à une activité rémunérée lors de leurs études, et que ce travail représente 47 % de leurs revenus, d’après les derniers chiffres de l’Observatoire de la vie étudiante. Et l’été n’a pas tenu ses promesses. Encore plus à Avignon où l’annulation du festival a coupé net les espoirs de jobs étudiants. « C’était la Bérézina… déplore Patrice Mounier, président de l’Union des métiers et des industries de l’hôtellerie dans le Vaucluse. Il n’y a pas eu d’embauches, et ça ne risque pas de s’améliorer pour les mois à venir. » À ces conditions dégradées, il faut ajouter l’augmentation du coût de la vie étudiante : + 3,69 %, selon l’enquête de l’Unef. En cause, l’achat de masques qui représenterait une dépense de 230 euros sur l’année, toujours selon le syndicat. Résultat des courses, on se serre la ceinture – au sens propre – chez les étudiants les plus fragiles.
Précarité au carré
« Certains avouent ne manger qu’un repas par jour », lance derrière son tableau Excel Marion Louis, 21 ans et vice-présidente hyperactive d’Inter’Asso, la fédération des associations étudiantes d’Avignon. Dans l’ancienne caserne des pompiers, avec l’organisme caritatif catholique l’Ordre de Malte, la fédération distribue des paniers alimentaires chaque semaine pour les étudiants précaires. Du lait, du café, des œufs, un peu de frais… De quoi tenir une semaine pour seulement 2 euros. « On vérifie qu’ils sont éligibles en calculant leur reste à vivre. C’est-à-dire une fois soustraites les dépenses essentielles comme le loyer, l’essence…, nous explique Marion Louis, en analysant les ressources d’une jeune fille. On donne les paniers à ceux auxquels il reste 9 euros ou moins à la fin du mois… »
Fin du calcul. Marion coupe la parole à la jeune fille qui égrène ses postes de dépenses : « C’est bon, c’est bon… Pas besoin d’en dire plus. Tu es déjà dans le négatif visiblement. » Mine de rien, les paniers font respirer. Clara, étudiante en économie explique : « Sans ça, je serais obligée de me restreindre. C’est des petits trucs… Par exemple, je vais peut-être acheter autre chose que du premier prix au supermarché. » Cette bouffée d’air, peu viennent la chercher. Ce jour-là, ils sont seulement 25. « Les étudiants ont un peu honte de venir demander de l’aide », regrette Marion Louis, un peu impuissante. Devant le regard baissé de la jeune fille venue détailler sa situation économique, on serait tenté de lui donner raison. En attendant, les étudiants précaires espèrent surtout ne pas disparaître des radars. #loindesyeuxprèsducoeur