Construire la ville ensemble
« Bonjour à tous, nous sommes dans l’atelier « laïcité et citoyenneté », si vous avez besoin de m’interpeller, moi c’est Michel ! » Costume à carreaux et nœud papillon, Michel Miaille, président de la fédération de la Ligue de l’enseignement de l’Hérault, se présente aux jeunes installés autour de la table. Dessus, il a disposé un tapis de jeu représentant un immense espace vierge traversé d’un fleuve, d’une petite rivière et avec dans l’angle, une plage. Dans sa mallette on trouve des maisons en carton et de quoi construire la cité idéale. Le jeu s’appelle « Ma ville et moi… et nous ». Il l’a créé lui-même. Il s’agit encore d’une version expérimentale mais qu’il met volontiers à disposition des autres fédérations. Au travers de la construction collective d’une ville, cette animation vise à appréhender la différence entre espace public et privé, base de la compréhension de la laïcité.
Pour commencer, Michel essaye de définir les thèmes de l’atelier. « Si vous deviez expliquer à quelqu’un ce qu’est la laïcité, vous diriez quoi ? N’ayez pas honte de parler, il n’y a pas de mauvaises réponses », rassure-t-il. « Que tout le monde est égaux », dit un jeune. « C’est pouvoir vivre ensemble sans juger », lance Elyès. « C’est l’égalité des religions », ajoute Sofia. « C’est le respect de tous », note Imen. Michel Miaille poursuit : « Est-ce que dans les lieux publics on peut montrer sa religion ? Par exemple, est-ce qu’on peut entrer voilée dans une mairie, un tribunal ou un hôpital ? » Les avis sont partagés. Pour l’hôpital et le tribunal c’est le oui qui l’emporte. Pour la mairie, c’est le non. Michel sème le doute : « Ah bon ! On ne peut pas aller déclarer son enfant voilée ou avec une croix ? » Sofia a sa petite idée sur la question : « Non, si on porte une croix tarpin grande faut la cacher, parce que y’a des gens qui n’ont pas le droit de regarder des croix. » Rires autour de la table.
Redéfinir la laïcité
« J’apprends des choses ! Parce que des gens n’auraient pas le droit de regarder des croix, il nous faudrait les cacher ? Tout le monde est d’accord avec ça ? », insiste Michel. « Ben non ! Chacun fait ce qu’il veut », rétorque Imen. Michel acquiesce mais ajoute : « Partout ? », histoire de les faire réfléchir sur la notion de public et de privé. Tous s’accordent pour dire qu’à l’école c’est interdit. Certains pensent qu’on ne peut pas entrer dans une mosquée avec une kippa – « parce que c’est pas logique », souligne Imen – ou dans une église avec un voile. Au travail, « ça dépend ». Mais de quoi ?
Les jeunes ne le savent pas vraiment. L’un d’entre eux explique que chez Carrefour les caissières ne peuvent pas porter le voile car le patron a peur que ça choque « les vieilles dames qui n’aiment pas les Arabes ». Michel insiste sur le fait que le patron n’a pas le droit de faire ça et que si la caissière va en justice, elle gagne. Il fait le point : « Vous avez des positions sur la laïcité qui ne sont pas, contrairement à ce que vous croyez, celles de la République française laïque. Dans l’espace public, vous avez le droit d’être habillé ou de manifester votre religion comme vous voulez, sauf si ça vous empêche de travailler pour des raisons de sécurité ou d’hygiène et à condition de ne pas troubler l’ordre public. Mais vous avez aussi le droit de ne pas avoir de religion. »
Michel enchaîne sur la citoyenneté. Une jeune fille explique que ça vient du mot « cité ». Il les interroge sur les droits des citoyens. Ça fuse : « Le droit de manifester », « d’aller à l’école », « le droit d’expression »… Michel de réagir : « Vous êtes sûrs ? Les étrangers n’ont pas le droit de manifester, d’aller à l’école et de s’exprimer peut-être ? » Il poursuit : « Être citoyen c’est participer activement à cet espace public, en votant, en étant élu, en participant à la justice, etc. »
Vivre ensemble
Une fois les bases posées, il est temps de jouer et de créer cette cité « pour permettre l’exercice des libertés », note Michel. Ensemble ils vont devoir placer des maisons, des immeubles, la mairie, l’église, la mosquée, le pont, etc. Il leur précise qu’avant la création d’une cité, il y a un terrain, ni privé, ni public, mais fait par la nature. « Il va falloir discuter entre vous pour savoir comment vous allez construire votre ville. Qu’allez-vous y mettre d’important ? » Chacun y va de sa proposition : « une route », « un quartier », « une école », « des usines »… Pendant que les jeunes construisent leur ville, Michel Miaille nous explique : « Où est-ce que l’on peut aller ? Qu’est-ce qui est privé et public ? Vous êtes chargé du nouveau conseil municipal, qu’est-ce qui reste à construire, qu’est-ce que vous changez ? Qu’est-ce qui manque ? On voit bien qu’il y a des enjeux considérables dans la manière dont on construit une ville, dont on s’accapare des terrains : savoir si le terrain de tennis est public ou privé, qui se met près de la plage ? Où se trouvent la mosquée et l’église, etc. »
Ça s’agite autour de la table, on rit pas mal et on s’interroge aussi : « Mais non c’est pas une mosquée c’est un café ça ! », « Ça c’est la prison ? », « Mais si, le parc on le met à côté de la mairie », « Y a pas de boutiques monsieur ! », « Faut mettre le cimetière à côté de la prison ». Ils ont oublié de placer le pont pour traverser la rivière et accéder à un grand immeuble qui aurait pu abriter un hôpital ou une résidence mais dont les jeunes ont décidé de faire une prison. A côté, ils ont disposé une petite maison pour abriter les familles qui vont au parloir, et un centre commercial.
La mairie et le jardin public sont dans le centre ville. Ils débattent du lieu où placer la mosquée : à côté de l’église et de la mairie pour certains, proche de la prison pour d’autres. Michel nous explique que souvent les groupes placent la cité en périphérie, là, elle est située dans le centre. Ils ont mis « les bourges » au bord de la plage. « Et c’est normal ça ? Les quartiers populaires ne peuvent pas être à côté de la mer ? », interroge le maître de cérémonie. « Le château ont le met dans l’eau », propose Imen. « Et on organise des baptêmes de plongée pour le visiter ? », ironise Bilel. « Il manque un hôpital », fait remarquer Michel.
La notion public-privé reste complexe à appréhender pour eux. Certains pensent que les commerces sont publics et que la plage située « chez les bourges » est privée… « Si vous étiez maire de cette ville, qu’est-ce que vous changeriez ? », interroge Michel. Les édiles en herbe agrandissent les maisons et le centre commercial, ajoutent des espaces verts là où il n’y en a pas, une gare, un centre social, des hôpitaux, une piscine pour ceux qui vivent loin de la mer… « Moi je construis des cliniques privées pour les bourges », propose une jeune fille. « Ouh là tu vas être élue sur une liste conservatrice toi ! », plaisante Michel. S’ensuit un débat sur l’hôpital public et les cliniques privées. Ils sont nombreux à penser que les médecins sont plus qualifiés car mieux payés dans le privé. Le même débat se poursuit sur l’école. « S’il y a de l’argent, il y a de la réussite », justifie la première magistrate capitaliste. « Justement, en tant que maires vous avez les moyens de donner plus d’argent aux écoles publiques », intervient Karim Touche, délégué général adjoint de la Ligue de l’enseignement 13. « Vous voyez que ce n’est pas facile de construire la ville ensemble ! conclut Michel Maille. Alors défaites-vous des fausses idées que vous avez sur la laïcité, et rappelez-vous que vous êtes dans un pays de libertés ! »