Ne pas perdre la mémoire
La cinquantaine d’élèves du lycée Saint-Exupéry, à Toulouse, est très attentive. Cet après-midi, les jeunes assistent à un cours d’Histoire pas comme les autres. Face à eux, un Hitler, grimé d’un nez rouge, s’adresse à la foule : « La race aryenne doit éliminer la race juive ! » Sous le costume lourd à porter, Martine Derrier, comédienne. A ses côtés, l’historien Gérard Noiriel, l’un des fondateurs de la Cité nationale de l’Histoire de l’immigration (1) et auteur, notamment du livre « Le venin dans la plume, Édouard Drumont, Éric Zemmour et la part sombre de la République » que le binôme est venu présenter, à ces jeunes sous forme de conférence gesticulée et théâtralisée intitulée « La rhétorique de la haine ».
Les saynètes sont centrées sur les discours publics qui, à travers l’Histoire, ont alimenté la haine de l’autre. Elles mettent en scène un personnage imaginaire qui réussit à s’imposer comme un polémiste célèbre grâce à un discours de haine contre un ennemi imaginaire. Le nom de Zemmour n’est jamais prononcé, mais les jeunes interrogés ne sont pas dupes. Avec le collectif DAJA (1), depuis dix ans, le couple parcourt la France à la rencontre de « ceux qui ne lisent pas mes livres », sourit l’historien, avec pour objectif de « transposer dans des langages accessibles à tous, des connaissances en sciences sociales », ajoute la comédienne.
« L’immigration fait partie de l’Histoire populaire »
Le duo est venu à Toulouse à l’invitation de L’association Échanges et Savoirs, Mémoires actives (ES-MA) et son fondateur, le militant et sociologue Jamal El Arch, dont Gérard Noiriel est proche, car ils partagent les mêmes combats. Et qu’ils veillent ensemble à ce que perdurent les valeurs de cette association créée en 2002, lorsque le FN est arrivé au second tour de la présidentielle. Ce fameux 21 avril, Jamal El Arch trouve que les réponses apportées à la fascisation de la société favorisent la dépolitisation : « L’arabe, le noir, le gitan… étaient toujours racontés de la même manière. Comme un axe de discours de peur et de fantasme. Et cette peur prend sens et forme parce qu’elle est bâtie sur la déshumanisation et la dés-historisation des gens, qui deviennent alors des objets. Que l’on peut génocider ! » Et d’expliquer la naissance d’ES-MA : « J’ai créé l’association convaincu que la question mémorielle était une réponse pertinente de lutte contre la discrimination. »
Décloisonner les mémoires des immigrations et les inscrire dans l’Histoire populaire pour ne plus catégoriser, et racialiser, tel est le but de l’association. Pour cela Jamal El Arch donne la parole à celles et ceux qui font cette Histoire, à travers des films, des expositions, et organisent des conférences gesticulées à destination d’un public pas forcément acquis. Mais son grand objectif, c’est la création de la Cité régionale des mémoires populaires et des immigrations. Un projet sur lequel historiens et sociologues travaillent depuis six ans, mais sans cesse repoussé au gré des mauvaises volontés politiques. « L’immigration fait partie de l’Histoire populaire et sociologiquement de la constitution du pays mais le discours dominant ne le reconnaît pas comme si le pays restait toujours gaulois, s’exaspère Jamal El Arch. Cette dérive structurelle est dangereuse car elle impacte les rapports sociaux : ce qui était fantasmé devient une réalité engendrée par les politiques et les médias. »
La conférence gesticulée touche à sa fin. Gérard Noiriel et Martine Derrier espèrent avoir démontré que face à l’art de convaincre à coups de discours nauséabonds, il faut toujours résister, et plus que jamais, vivre ensemble. « Avec le « phénomène Zemmour » qui prend toute la place à la télé, c’était vraiment utile de venir nous expliquer tout ça», conclut Philippe, 17 ans. Avant la présidentielle, c’est même vital.
1. En 2007, il fait partie des huit universitaires à quitter la CNHI, pour protester contre l’instauration d’un ministère de « l’immigration et de l’identité nationale », sous Sarkozy. Il crée alors son collectif DAJA (Des acteurs culturels jusqu’aux chercheurs et aux artistes), pour poursuivre son travail de sensibilisation.