« Vous avez presque créé une commission de l'Assemblée nationale ! »
18:43
Sur le boulodrome du Clos La Rose, dans le 13e arrondissement de Marseille, la musique bat son plein et les bénévoles du centre social La Garde s’affairent pour installer les dernières chaises avant l’arrivée des habitants. « Jeudi dernier, on est allé mettre des affiches. Les gens ont cru que c’était une fête. On a dû expliquer qu’avec le Covid, il s’agissait plutôt d’un moment convivial avec des débats », raconte Chantal, dame de service du centre social. Pendant les réunions de préparation, les bénévoles se sont interrogés sur le mot « banquet ». Nourriture, pas nourriture ? Finalement on fera sans. Mais des boissons seront servies à la fin des débats. Le terme « banquet citoyen » a été ôté des affiches pour éviter la confusion.
18:50
Les bénévoles ont choisi d’installer deux tables par thématique – Discrimination ; Partager l’argent ; Prendre soin les uns des autres, de son environnement et de son cadre de vie – afin d’enrichir les échanges. Dessus sont scotchées des phrases chocs issues des réunions de préparation : « Je juge les gens sur leur apparence. », « Un revenu universel pour tous ? », « Est-ce qu’aimer la Nature peut nous rendre meilleurs ? »…
19:00
Les habitants arrivent en nombre. Bertrand, 70 ans, au conseil d’administration depuis 15 ans, passionné de randonnée, opte pour « le partage des richesses ». Michèle, cheveux courts et sourire aux lèvres, bénévole depuis 37 ans, a choisi la table « Discrimination ». Les dessins satiriques de Staz, habitant du quartier, illustrent les thématiques (comme cette page). Patricia, secrétaire du CA, installe son micro et relit ses fiches. Ce soir, elle est journaliste pour la télé participative du centre social. C’est Diogo,15 ans, qui est derrière la caméra.
19:10
Bob vissé sur la tête, Eric Serre, directeur du centre social annonce l’ouverture des festivités. « Ce soir ce sont les grandes retrouvailles ! Malgré les restrictions sanitaires, cette soirée est l’occasion de se relier les uns aux autres pour pouvoir changer ce qui ne nous plaît pas sur notre territoire. C’est aussi l’occasion de discuter et d’échanger. » Le Banquet citoyen de la Rose est le premier à se tenir dans le Sud. Pour cela, une délégation de la Fédé nationale des centres sociaux qui a impulsé le projet, a fait le déplacement (lire entretien ci-contre).
19:25
Myriem, Maylis, Tamara, Maïssa, Myriam et Tara ont entre 11 et 14 ans, elles ont pris place autour d’une des tables « Discrimination ». Muriel, directrice du centre de loisirs enfants qui anime la discussion avec Emelle, bénévole, rappelle les règles de bienveillance : « ni moquerie, ni jugement et surtout, on s’écoute. » Une des jeunes filles lit la phrase choc : « Aujourd’hui je m’habille en fille facile. » « C’est quoi pour vous une fille facile ? », interroge Muriel. Tamara, avec la candeur de ses 11 ans, tente une réponse : « Ben, c’est une fille qui ne cherche pas les problèmes. Et qui met des pulls en hiver et des jupes en été. » L’assemblée sourit. Maylis, 14 ans, est plus terre à terre : « Ben y’en a qui disent selon comment les filles s’habillent qu’elles ont des têtes de prostituées. Et aussi y’a des filles de 6ème qui se maquillent comme des filles de 3ème. » Et si ce sont les garçons qui choisissent de mettre des jupes, elles en pensent quoi ? Tara, très mature pour son âge, recadre : « C’est pas bizarre si on regarde l’Histoire. Au temps des rois, les hommes se maquillaient, portaient des robes et des talons ! » Le débat glisse tout naturellement vers les inégalités femmes-hommes. Face aux tâches ménagères, aux salaires, à l’obligation d’être vierge avant le mariage dans certaines religions… « Pourquoi on ne regarde jamais si c’est le garçon qui est vierge ? », s’indigne Tara.
19:55
Sur l’autre table « Discrimination », la discussion a aussi porté sur les inégalités femmes-hommes. Et ce sont les hommes qui ont amené le sujet. Avec un bémol : « Ils n’étaient que trois autour de la table, mais comme toujours ce sont quand même eux qui ont le plus pris la parole ! », souligne une des participantes. « On a parlé des lois patriarcales, de l’éducation et on a commencé à se prendre la tête sur la religion, alors on a arrêté là », sourit Mounia. « Il nous aurait fallu plus de temps pour aller au fond des choses », se désole Brigitte. A la table « Prendre soin de son cadre de vie », Ynes est un peu déçue : « C’est dommage, il y avait plus d’enfants que d’adultes, on a passé du temps à expliquer les questions au lieu de débattre. Mais on a quand même fait preuve de bienveillance pour faire comprendre le message. »
20:23
Au moment de faire la restitution des échanges « Discrimination », Mounia n’ose pas prendre la parole seule, Sébastien, un bénévole l’accompagne. A contrario, Jawed, son fils de 13 ans, n’hésite pas à s’emparer du micro pour faire le récap des débats de sa thématique « Partager l’argent ».
20:37
A la seconde table « Cadre de vie », Omar Berriche, président du boulodrome qui a participé au débat, ne mâche pas ses mots : « On ne chie pas là où l’on mange ! […] Y’en a marre de vivre dans le béton, plantons quelques arbres et des fleurs. Et on va arrêter de se plaindre parce qu’ensemble on peut faire plein de trucs. » A l’autre table « Partager l’argent », on s’est concentré très fort sur le revenu universel. Quel âge, quel montant, par famille ou par personne… « Vous avez presque créé une commission de l’Assemblée nationale ! », taquine Eric Serre.
21:00
« On remercie le terrain de boules… pour mieux y revenir ! », ironise le directeur du centre social au micro, comblé que les habitants aient répondu présents à l’invitation. Et de conclure : « C’est bien parce que maintenant, dans la rue, les gens vont se reconnaître, mettre un nom sur un visage et se rendre service. Vous pouvez encore vous applaudir ! »