Ils ne mourraient pas tous...
En ce moment, l’Agence régionale de santé (ARS) fait feu de tout bois. Sur son site, elle met en avant son « spécialiste de l’habitat ». Et a largement communiqué sur le dispositif de soutien psychologique aux personnes évacuées et délogées dans le sillage du drame de la rue d’Aubagne. Ce drame, la psychanalyste Évelyne Bachoc l’a vécu aux premières loges. Et pour cause : « Mon cabinet est dans la rue et, à l’époque déjà, j’animais des groupes de paroles dans les écoles du quartier. »
Voilà pourquoi, passé le temps de la « sidération », elle et d’autres collègues, comme la psychologue Isabelle Bordet, ont mis en place une « coordination de soutien psychologique et psycho-social » sur le quartier. Parce qu’il fallait répondre « à l’urgence. Tout le monde a été impacté. Pas seulement l’entourage des victimes et les personnes délogées. Mais aussi les voisins, les habitants alentour. Et, de fait, on l’a vu avec les manifestations, tous les Marseillais. Ça a fragilisé tout le monde ».
D’où la volonté très vite de mettre en place des « groupes de paroles ouverts à tous ». Car, si, dans les écoles, ont été dépêchées les « équipes mobiles académiques de sécurité », celles-ci intervenaient « auprès des enfants mais pas des parents ». Quant à la cellule d’urgence médico-psychiatrique de l’AP-HM ou l’Avad, une association d’aides aux victimes, elles ont été rapidement mobilisées « mais dans un lieu qui, pour les familles, était loin d’être neutre : la mairie du 1/7… »
« Être évacué touche à l’identité de chacun »
La coordination – devenue depuis collectif – s’est voulue au plus près du quartier. Non seulement « en allant à la rencontre des gens dans la rue » mais aussi en mettant en place quatre permanences dans les lieux investis notamment par le Collectif du 5 novembre. Si, un an après, cet accompagnement apparaît comme une évidence – au point que la « charte du relogement » préconise, dixit Isabelle Bordet, « un accompagnement psy au moment même de l’évacuation » – sur le coup, l’impact psychologique passerait presque au second plan ! « Comme dans toute situation d’urgence, lorsqu’il faut faire face aux besoins vitaux – manger, se loger… – ce n’est pas une démarche évidente. » Ce qui n’a pas empêché ces professionnels de prendre en charge des « personnes en état de décompensation ».
Car, comme le précisent nos interlocutrices, « on a affaire à un traumatisme ». D’autant plus préjudiciable, insiste Isabelle Bordet, qu’il « dure. C’est comme chez les personnes à la rue. Ainsi que l’a noté, lors de la journée sur le mal-logement de la Fondation Abbé Pierre, la chercheuse et psychiatre Aurélie Tinland, cela crée des « dégâts cognitifs » chez des personnes qui finissent par « endosser l’impuissance ». Et, avec les personnes délogées, c’est exactement ça ! Il y a un phénomène d’usure ».
En effet, être évacué, être délogé, non seulement « ce n’est pas sans violence », martèle Évelyne Bachoc, mais « cela touche à l’identité de chacun. Cela met les gens dans des situations de stress d’autant plus difficiles à vivre qu’elles s’inscrivent dans le temps. Pour se loger, pour se nourrir, pour faire la moindre démarche, il faut désormais mobiliser toute une logistique ». Et, à « l’isolement », au « repli » s’ajoute, dit la psy, « l’incertitude. Comme lorsque la mairie remet en cause la prise en charge des repas, des tickets de transport ou même du logement. Tout cela fait écho à un sentiment d’insécurité ». D’où, liste-t-elle, « des insomnies, des personnes qui somatisent… »
Et si, déplorent de concert la psychanalyste et la psychologue, « les parents doivent souvent faire face à une perte d’intimité – ce qui a pu précipiter des ruptures familiales – les enfants aussi sont impactés. Avec, là aussi, de l’insomnie, des cauchemars voire des régressions infantiles. Mais aussi de l’anorexie ou de la boulimie, d’autant qu’il n’est pas simple de faire à manger. Et, trop souvent, un impact sur la scolarité. Sans parler du sentiment de honte et des humiliations ».
De fait, les professionnels (personnels de secours, mairie…) n’ont, eux aussi, pas été épargnées : « stress », « burn-out »… Ce qui n’a, au passage, pas été sans conséquence sur l’accueil et la prise en charge des personnes évacuées, avec, parfois, dixit nos interlocutrices, au mieux des maladresses, au pire, disent-elle, de la « maltraitance ». Mais, désormais, avec le temps, le collectif constate d’autres phénomènes : « On voit des familles dont la vie est impactée parce qu’elles ont accueilli – et ce n’est pas toujours simple – des personnes évacuées. Il y a le voisinage parmi lequel certains n’arrivent pas à se faire au fait de voir un trou là où il y avait des immeubles. Quant aux commerçants, ils ne comprennent pas pourquoi la rue est toujours sinistrée. Alors qu’il suffirait de deux bornes pour sécuriser la zone et que la rue revive. »
Seule constatation « positive » d’Évelyne Bachoc et d’Isabelle Bordet : « À voir leurs affaires jetées dans des bennes ou être volées, à être renvoyés à des situations de quasi-mendicité, les gens qui vivaient dans des logements indignes s’en rendent compte et ce qu’ils acceptaient jusque-là devient inacceptable. Ce n’est pas la première fois qu’il y a des effondrements à Marseille. Mais ce qui s’est passé rue d’Aubagne a mis fin à la banalisation qui entoure la question du logement. Cela rend nommable cette problématique. Et permet de sortir de la honte. »