Reprendre vie sur scène

Comme tous les vendredis après-midi, le rendez-vous est donné à l’Entrepôt, la salle de spectacle de la compagnie Mises en scène, à Avignon (84). Les comédiennes d’improvisation du « groupe femmes avec homme », comme elles aiment à se nommer – histoire de ne pas occulter l’unique présence masculine autorisée au sein de la troupe, celle de Gino – arrivent au compte goutte. Sur la vingtaine inscrite, onze ont pu venir aujourd’hui. « C’est un groupe très divers, mélangeant des jeunes et des plus âgées. Mais la plupart sont dans des fragilités et une précarité terribles. Et il n’est pas toujours facile de les mobiliser toutes en même temps », explique Michèle Addala, comédienne de formation et surtout fondatrice de cette compagnie pas comme les autres qui, implantée depuis 1985 dans le quartier Monclar, mêle étroitement la démarche artistique au champ social, le poétique au politique.
Au départ, l’expérience devait être éphémère. C’était, il y a quarante ans, la comédienne donnait des cours de théâtre à des jeunes en insertion. « Une rencontre humaine et artistique très intense », souligne-t-elle. Puis elle a continué, un peu partout dans le département, dans les villes aussi où l’extrême droite s’est ancrée, comme à Orange. Et au moment de choisir entre intégrer une troupe professionnelle à Marseille ou continuer à tisser du lien social en Vaucluse, Michèle Addala a fait le choix de rester. Et de donner à entendre et à voir sur les planches et dans l’espace public des comédiens pas comme les autres. Aujourd’hui, la compagnie compte huit parcours de formation soutenus depuis des années par la Fondation Abbé Pierre. « Il ne s’agit pas de former des acteurs, mais que chacun trouve sa place », précise la fondatrice.
Et ça les comédiennes amatrices du « groupe femmes avec homme », l’ont bien compris. La bienveillance de Michèle Addala transparaît dans chacune des paroles et dans chacun des gestes qu’elle a envers ses protégées. « Ici on n’est pas jugé et ça c’est agréable », souligne Rose, bonnet assorti à son prénom. Une vilaine maladie l’oblige à rester majoritairement en fauteuil pour éviter de se fatiguer. Mais quand elle joue, Rose est debout. « Le théâtre m’a servi de thérapie. Ici, c’est un lieu où l’on peut tout dire et tout faire », note celle qui avoue avoir toujours rêvé depuis l’enfance, de monter sur scène. Au départ, elle était juste venue pour accompagner une copine. « Bizarrement, ça fait dix ans que j’attends qu’elle revienne me chercher… Du coup je suis restée ! », ironise-t-elle. Nadia, elle, a dû vaincre sa timidité pour oser prendre la parole en public et elle ne le regrette pas : « J’aime bien être sur scène. Ici j’oublie tout ».
Pour Najia, 58 ans, le théâtre a été une bouée de sauvetage. « Au départ, je me suis inscrite pour retrouver l’estime de moi. J’étais dans de grosses difficultés socio-pathologiques. Je ne pensais pas que le théâtre avait ce pouvoir magique de changer les vies », sourit-elle. Elle explique avec émotion que grâce à l’impro elle a appris à dire non. « Jusqu’ici, dans ma vie, on m’avait seulement appris à dire oui. Alors j’ai toujours tout fait pour les autres. Mais au lieu de me remercier, on m’a rabaissée et humiliée. Le théâtre a fait bouger les lignes. Ma famille m’a tourné le dos, mais je ne culpabilise plus car j’estime qu’à 58 ans, je mérite enfin de vivre. » Sur scène, Najia a mis en mots ses traumatismes : « Pour moi ça a été libérateur ! », conclut-elle. « Les créations partent toujours de la parole des habitants. Quant à la réalisation (1), elle est secondaire, l’important ce sont les gens », insiste Michèle Addala.
« C’est ça la vie ! »
Ce groupe a la particularité de donner à entendre des voix singulières car il mixe des publics très différents. Stéphanie, 45 ans, autiste asperger avait très peur au début, peur d’être au milieu des gens, peur des stimuli visuels, et sonores. « Et puis finalement quand je suis sur scène, je n’y pense plus, je joue ! », souligne-t-elle. Najwa, 24 ans, elle, est arrivée du Maroc avant le Covid pour faire des études de théâtre. Mais le confinement est passé par là, et elle n’a pas réussi à trouver de travail, ni à revoir sa famille. La Compagnie l’a prise sous son aile. Elle donne aussi des cours au groupe ado. « Je suis ici par amour du théâtre. Et pour découvrir les gens. C’est une richesse et un partage. Seule, dans ma tête ça mijote trop ! », explique la jeune femme qui retrouve peu à peu confiance en elle et qui est bien décidée à vivre de sa passion.
« Moi j’ai fait le siège pour que l’on m’accepte ici ! », s’égosille Nicole, 75 ans, cheveux tirés en chignon et physique de danseuse classique. Elle dit avoir été « scotchée » par le spectacle Ligne 14 produit par la compagnie en 2017, c’est ce qui lui a donné envie de rejoindre le groupe. Sur scène, Nicole est à l’aise, elle bondit dans tous les sens et rattrape les mots au vol. Elle donne l’impression d’avoir fait de l’impro toute sa vie. « J’ai fait du théâtre, j’ai même monté des spectacles avec mes élèves. Mais d’habitude les pratiques culturelles se font dans des milieux très « bourges ». Alors qu’ici on mélange tout le monde. Et c’est ce qui me plaît. Car même à mon âge canonique, j’ai envie de rencontrer des gens divers. C’est ça la vie ! », souligne cette enseignante en retraite. Elle a fini par convertir son amie Lise, ancienne infirmière, qui du haut de ses 80 ans est devenue la doyenne du groupe.
Mais le tableau ne serait pas complet sans Gino : « L’homme » de la troupe ! « Un être d’une générosité incroyable et toujours à l’écoute des autres », insiste Michèle Addala. « Avec les années, grâce au théâtre, j’ai appris énormément sur moi et grâce au « groupe femmes » j’ai appris à être plus correct et à les comprendre un peu mieux », explique, sourire aux lèvres, ce jeune grand-père de 49 ans, au parcours chaotique. Gino prend un lourd traitement et vient quand il peut, mais il ne se verrait pas ailleurs. « De toute façon, toute ma vie est une pièce de théâtre ! », conclut-il.
1. Actuellement, le groupe travaille avec le Musée Vouland à Avignon sur une performance qui devrait se faire in situ.