#BalanceTonClown
« Le rire irrésistible, celui qui vient des tripes, le rire gras, libérateur et synonyme du lâcher prise. » Dans le dossier du Ravi consacré au rire, Christian Favre, directeur du théâtre marseillais le Daki Ling, défend sa conception du rire, à la veille de l’édition 2022 de son festival Tendance clown. Quelques jours après la publication de cet article, plusieurs lecteurs interpellent le Ravi. Ils ne rient pas. Et accusent Christian Favre de faits relevant de harcèlement moral envers plusieurs de ses salariés, et de harcèlement sexuel envers des bénévoles du festival. Des comportements que nie l’intéressé. Contacté, il n’a pas répondu au Ravi mais s’est exprimé via l’association gestionnaire du théâtre, dénonçant une « cabale » lancée contre lui par d’anciens salariés.
Ancien monastère, entrepôt, puis salle de répétition, le Daki Ling devient un théâtre à part entière à partir de 2001. La famille de Christian Favre est propriétaire d’une partie des lieux. Au conseil d’administration de l’association City zen café, qui gère le Daki Ling, figurent très vite les représentants de plusieurs grandes institutions culturelles comme la Friche de la Belle de Mai ou le théâtre Massalia. Car le Daki Ling offre une jauge intermédiaire, cruciale dans l’offre culturelle marseillaise : jusqu’à 110 spectateurs, dont 90 en gradins, une scène de 7 m. de large sur 11 m. de profondeur. Dès 2002, le Daki Ling lance avec succès les festivals Tendance clown. Mais à la fin des années 2010, première alerte. Plusieurs personnes signalent un problème d’alcool récurrent de Christian Favre. Signe des tensions, la quasi totalité du conseil d’administration de l’association démissionne en 2017, et un des cofondateurs du théâtre quitte l’aventure. De nouveaux salariés sont embauchés pour gérer la production, l’accueil et les actions de médiation culturelle. La nouvelle équipe dirigeante nomme Christian Favre directeur du Daki Ling.
« J’ai envie de toi »
A la sortie du premier confinement, la situation commence à se tendre. Pour réduire le volume d’heures supplémentaires, l’association présente aux salariés un règlement annualisant le temps de travail. Une proposition litigieuse, puisqu’elle pourrait constituer une modification unilatérale des contrats de travail. « Suite à un très mauvais conseil juridique, ça n’a pas été fait dans les conditions que cela aurait dû », reconnaît aujourd’hui Franck Benalloul, administrateur de l’association. Mais à l’époque, City zen café campe sur ses positions. « C’est très difficile d’aller au conflit dans les structures culturelles, souligne Michel Lepoittevin, du syndicat Sud culture. C’est pas un milieu de Bisounours : il y a très peu de syndiqués et quand on parle, on prend le risque d’être blacklisté. » Malgré les difficultés, les salariés du Daki Ling dénoncent le projet de règlement. En octobre 2020, Tendance clown remonte sur les planches. Selon des témoignages unanimes, Christian Favre est encore plus exalté que d’habitude. Jusqu’à l’excès. Plusieurs témoins font état de comportements constitutifs de harcèlement sexuel. « Je l’ai vu harceler une bénévole, et de manière insistante, lui dire « Toi, tu sais, ça sera toujours quand tu veux où tu veux », et continuant malgré plusieurs « Non » très clairs, dénonce Boris Eftekhari, bénévole au festival durant trois ans. Une semaine après, elle est revenue en tant que spectatrice et Christian Favre a recommencé à la harceler sexuellement devant le comptoir de la buvette et à l’entrée du théâtre. »
« On m’avait prévenue : Il [Christian Favre] peut être vraiment lourd , témoigne une autre bénévole. Et ça n’a pas manqué. Un soir alors qu’il était très alcoolisé, il n’a pas arrêté de me brancher. Je lui ai bien fait comprendre que je n’étais pas intéressée. Après le spectacle, il me collait, me faisait des avances : « J’ai envie de toi, on se ressemble toi et moi, il se passe quelque chose, je crois que je suis amoureux. » Je lui ai répondu non, et je lui ai bien dit qu’il ne fallait plus que ça se reproduise. Le lendemain, il était à jeun, il s’est excusé. Mais les jours d’après, rebelote. Un autre soir, il me dit : « Mmhh, je ne sais pas lequel des deux choisir entre lui et ton copain. J’en baiserais bien un, vu que tu ne veux pas de moi. » Le dernier jour, j’étais venue dans le public avec un ami, et il m’a lancé « Ah c’est lui que tu as choisi ? J’espère que t’as bien baisé. » Alerté, le conseil d’administration de l’association s’empare du dossier. « Christian a complètement déraillé pendant cette édition du festival, personne ne le nie, estime Franck Benalloul. Concernant son attitude envers une bénévole, il a reconnu un comportement inapproprié, mais il précise que cela n’a eu lieu que dans un cadre « privé », après la fermeture du théâtre et après les spectacles. » Une circonstance qui n’a aucun impact juridique, la loi précisant que le harcèlement sexuel est puni même en dehors du milieu professionnel, et même si l’infraction n’a pas été répétée.
La mairie alertée
Un mois après le festival, d’autres témoignages parviennent à l’association, favorables à Christian Favre, décrit comme exubérant mais sans plus. City zen café le met à pied, puis Christian Favre se met en arrêt maladie. « Il était totalement conscient de ses fautes et nous a indiqué qu’il avait pris les choses en main pour gérer son problème d’alcool », assure le conseil d’administration. Fin 2020, la mairie de Marseille, l’un des principaux financeurs publics du théâtre, s’entretient avec Christian Favre et son conseil d’administration. « Nous n’avions été alertés que sur le mal-être au travail des salariés et sur le fait qu’il buvait trop, assure Agnès Freschel, adjointe à la Culture pour la mairie des 1er et 7e arrondissements. Le président nous a dit qu’il avait pris conscience du problème. Nous n’avons pas eu d’alertes depuis. » Pourtant, à l’époque, plusieurs élus du Printemps marseillais sont informés des accusations de harcèlement sexuel contre Christian Favre. Mais le sujet n’est pas évoqué. Contacté, Jean-Marc Coppola, adjoint (PCF) à la Culture en mairie centrale, n’a pas répondu au Ravi.
Au Daki Ling, l’année 2021 commence dans une atmosphère encore plus pesante. Peu avant la nouvelle édition de Tendance clown, le syndicat Sud Spectacle interpelle l’association pour dénoncer les « comportements totalement inadaptés » de Christian Favre et des « graves entorses au droit du travail ». Tendance clown 2021 s’ouvre dans une ambiance électrique. Après un spectacle, Christian Favre se comporte agressivement et vulgairement envers les salariés, pour les forcer à partir afin qu’ils ne fassent pas d’heures supplémentaires. Un autre soir, il pousse le public à huer la chargée de billetterie. Un autre jour, un des volontaires engagés en service civique au théâtre dénonce des faits de harcèlement sexuel, à son encontre, de la part de Christian Favre. Le jeune homme décide de mettre fin à son engagement.
Inaptes au travail
Dans un témoignage recueilli peu après, il décrit des gestes et des paroles très similaires à ceux décrits par les bénévoles de Tendance clown 2020. Un témoignage que l’association dit n’avoir pas reçu. « Nous avons contacté plusieurs fois le volontaire et son association, sans aucune réponse, assure Franck Benalloul. On parle d’accusations graves contre un salarié qui a vingt ans d’ancienneté. Il faut des éléments tangibles. Nous avons contacté aussi les salariés mais ils n’ont pas répondu. » A ce moment, ceux-ci se sont mis en arrêt maladie. Pour City zen café, la situation est la suivante : des salariés en conflit avec leur directeur et qui essaient par tous les moyens d’obtenir une rupture conventionnelle à leur avantage. L’association qui encadrait la mission du volontaire confirme aujourd’hui la rupture du contrat avec le Daki Ling, à la demande du jeune homme, mais refuse d’en donner les raisons. Contacté à plusieurs reprises par le Ravi, l’ancien volontaire n’a pas donné suite.
Six mois après Tendance clown 2021, la médecine du travail reconnaît les trois salariés inaptes à reprendre leur poste. « A l’inspection du travail, il y a un manque de personnel pour suivre les dossiers. Et la direction est souvent frileuse, pour ne pas risquer de fermer une structure, analyse Michel Lepoittevin. Mais on attend quoi alors pour agir ? Que ça empire encore ? » Christian Favre et le Daki Ling, de leur côté, continuent de dénoncer une cabale menée contre eux. La dix-septième édition de Tendance clown, organisée partout dans Marseille, s’est clôturée le 29 mai dernier.