Le spectacle dans le coma

Cette année, pas d’affiches par milliers ni d’étranges intermittents, de files d’attente devant les théâtres ou de sauteries au bar guindé du In. Les festivals de théâtre d’Avignon, In et Off, ont été annulés. « Tristesse » et « vide » sont les mots qui reviennent le plus. En juillet, en lieu et place des 1 400 (!) spectacles du Off et de la quarantaine du In, certaines salles ont maintenu une petite programmation et une série de lectures organisée dans la cour d’honneur du Palais des Papes par les Scènes d’Avignon, un regroupement des cinq théâtres permanents.
La ville, étrangement calme, ressemble à un mois d’août touristique classique. De quoi inquiéter le secteur, qui réalise environ la moitié de son chiffre d’affaires annuel à cette période ! « C’est très compliqué, explique Thomas Bergal de la Maison Nani, rue de la République. On a repris le restaurant en 2018, on a eu les gilets jaunes, les travaux en centre-ville et maintenant le Covid… Normalement, on fait entre 500 et 600 couverts par jour, en ce moment c’est 50… » Plus agréable pour ce postier croisé dans une petite ruelle intramuros : « C’est le pied pour moi, c’est beaucoup plus simple, même si je m’inquiète pour les copains commerçants ! »
Un peu plus loin, le théâtre du Chêne noir, membre des Scènes d’Avignon, présente un rideau de fer baissé. Son tout nouveau directeur Julien Gélas, fils de Gérard, prépare avec deux comédiens pour le soir même une lecture de son texte Le rêve de Spinoza, qu’il aurait dû jouer pendant le Off. « C’est une période exceptionnelle, une merde pas très joyeuse, je n’ai jamais vécu ça. On est privé de notre fonction, s’attriste le jeune auteur et metteur en scène. Nous avions programmé 13 spectacles qui reviendront l’année prochaine. » Si son lieu est subventionné, « c’est le festival qui nous fait tenir à l’année, c’est environ 40 % de notre chiffre alors on se bat avec les assureurs… ». Les 30 salariés ont été placés en chômage partiel jusqu’en décembre, personne n’a été licencié.
« C’est assez terrifiant »
Ce « vide » est aussi selon lui une occasion « de réfléchir à l’avenir de ce festival, à l’amélioration de son modèle économique. Beaucoup d’artistes sont brusqués par un système qui ne leur profite pas ». Trop de tout, de profiteurs, de compagnies essorées, mais le Off reste le marché incontournable du spectacle vivant. Sa structure organisatrice, AF&C, a organisé un forum cet été, doublé d’une consultation en ligne dont les conclusions pourraient émerger lors de son assemblée générale en novembre. Pour Pascal Keiser, le directeur de La Manufacture, qui propose des spectacles pendant le festival dans le quartier populaire de Saint-Chamand – et qui craint fortement pour sa trésorerie à court terme –, « c’est un moment charnière. Nous avons besoin de réfléchir à l’avenir du Off, à la culture à Avignon, son rapport au public. Le Off tient grâce au financement des collectivités… Et il est hyperconcentré : les 90 000 habitants de la périphérie le regardent d’un très mauvais œil. Il ne faut pas rater ce moment. »
Selon Alexia Vidal, comédienne et metteuse en scène pour la compagnie Corps de passage et porte-parole de la Coordination des intermittents et précaires d’Avignon : « Certains ne veulent rien changer, d’autres si. Que l’argent ne fasse pas tout pour les compagnies par exemple, qu’il y ait plus de sécurité au niveau social et des créneaux plus larges que deux heures où il faut tout précipiter. Il faut pour cela l’appui des subventionneurs de l’État et non de l’argent public qui profite à des privés. Et puis l’écologie, avec tout de même un scandale de surconsommation de papier, d’essence, de clim… »
Côté artistes et compagnies, le décret prolongeant les droits des intermittents a finalement été adopté mais les craintes se reportent en fait pour les prochaines années. Plaque tournante du spectacle vivant, tous les professionnels qui commandent des spectacles sont à Avignon. Comme l’essentiel de la programmation sera reportée à l’édition 2021, il va forcément y avoir embouteillage, avec des créations qui ne pourront être présentées avant deux ans, voire plus…
Entre deux répétitions pour la lecture du soir, les comédiens Pauline Dumas et Didier Flamand s’interrogent : « Cette situation pose question sur notre métier, avance-t-il. On est comme paralysé, quand on ne peut pas être acteur, on meurt. » Alors ils continuent : « Les lectures ne sont peut-être pas le plus divertissant mais on apporte la parole au public, commente Pauline Dumas. On leur dit « regardez, on est au travail et on veut vous inclure là-dedans » ». Tout en se demandant combien de théâtres et de compagnies vont fermer dans les prochaines années.
Pour le directeur du théâtre Les Doms, Alain Cofino Gomez, l’avenir est assuré par son financeur, la fédération Wallonie bruxelloise « mais il va forcément y avoir une élimination de certains lieux privés, fragiles économiquement. C’est assez terrifiant ». « Une catastrophe industrielle, renchérit Laurent Sroussi, et on ne voit que le début. » Co-directeur du théâtre privé Le 11 à Avignon (et aussi du Belleville à Paris), il négocie le report partiel du remboursement de son crédit-bail immobilier « mais c’est presque de la cavalerie et je n’aime pas ça ! ». Le fonds d’urgence mis en place par le ministère de la Culture ? « Une paille. Au max, nous toucherons 20 000 euros, avec des charges fixes qui tournent autour de 300 000 euros… » Avignon, au pain et à l’eau.