La révolte souffle sur le ZEF
« Culture Sacrifiée. Occupé. » La banderole, suspendue au-dessus de l’entrée du ZEF, la scène nationale installée dans les quartiers Nord de Marseille, accueille les visiteurs ce 17 mars au matin. Le Merlan, ce fameux « centre de culture dédié aux arts vivants » posé aux côtés d’un hypermarché, est fermé au public comme tous les théâtres. Mais dans le hall le slogan, en lettres capitales, inscrit depuis longtemps sur le balcon, fait maintenant écho à l’agitation qui règne dans un lieu, jusqu’ici confiné, désormais en lutte : « JE VEUX LE MONDE. »
Depuis cinq jours, artistes, comédiens et techniciens occupent le théâtre pour interpeller le gouvernement. Dans une des grandes salles du rez-de-chaussée, certains se réveillent en sortant des loges où ils ont passé la nuit. Cooz, ancien comédien, artiste de cirque et à présent pyrotechnicien, accueille ceux qui arrivent. Il propose à boire et à manger. Viennoiseries, café, thé, brioche s’alignent sur le bar. « Je ne suis pas syndiqué, je n’ai pas d’étiquette, raconte-t-il en roulant sa cigarette matinale. Je représente juste une passion. Il va y avoir la réforme du chômage, ça va mettre des millions de personnes dans une précarité absolue. Je connais des femmes qui ont avorté, qui ne veulent pas avoir un enfant car elles se retrouvent au RSA. La précarité est là : ce n’est pas la culture qui est en danger mais les travailleurs de la culture. »
Une autre occupante demande à Cooz s’il a du linge à laver. Au ZEF, tous s’entraident, se mobilisent comme une grande famille. « La directrice, Francesca Poloniato, a été un peu surprise au début, mais on est en bons termes. C’est une occupation, pas un blocage, elle nous soutient et nous facilite la tâche », souligne Magali Braconnot, comédienne et syndiquée au SFA-CGT (Syndicat français des artistes interprètes, affilié à la CGT). Christophe Gouin, un régisseur lumière, témoigne : « Nous sommes en très bonne relation avec les permanents, les salariés du Merlan. On partage avec eux l’espace et tout se passe bien. » Parmi les salariés permanents du ZEF, Laurent Marro, régisseur principal, confirme lui aussi « une cohabitation en bonne intelligence avec nos nouveaux colocataires. On leur dit où ils peuvent se poser afin de ne pas entraver l’activité du théâtre. Quand ils ont besoin de matériel, on leur en fournit volontiers. Et parfois, quand on a le temps, on participe aux AG ».
La culture pour tous
Déjà, l’action au Merlan a fait école avec une deuxième occupation à la Criée, le théâtre national de Marseille, au centre ville sur le Vieux Port. « Être ici, c’est une façon de nous montrer solidaires avec ce qui se passe dans les quartiers populaires, explique Magali Braconnot. C’est la culture pour tous et toutes. Si les petits intermittents disparaissent, ce sera un appauvrissement au profit d’une élite. » Pour Séverine Préhembaud, monteuse de films, cette occupation est « aussi un moment afin de se retrouver et mettre en commun les problématiques liées à cette année de rupture » qui pourraient favoriser la convergence entre tous les secteurs de l’art, cinéastes, arts visuels. Le confinement a isolé tout le monde. « Le travail c’est du bouche à oreille, poursuit-elle. Il ne tombe pas du ciel. Il naît de la vie culturelle et des rencontres. »
Il est 11 heures et le théâtre occupé s’active. Tous se répartissent en trois groupes pour préparer l’assemblée générale quotidienne, écrire un communiqué, et organiser une rencontre avec le maire. Car la visite annoncée de Benoît Payan fait monter la pression. Celles et ceux qui préparent le rendez-vous cherchent les mots justes, se relisent, se corrigent, avancent des propositions. Chaque voix compte. Juste à côté, ils sont 18 à travailler sur l’AG prévue l’après-midi. Un temps de parole est accordé à chacun. Pour émettre un avis, il faut lever les deux mains en l’air. Personne n’est interrompu. Deux occupants de la Criée sont venus : Clara Chrétien, metteuse en scène et actrice, et Gaspard Raymond, étudiant à l’Eracam (École régionale d’acteurs de Cannes et Marseille). Ils suggèrent de coordonner les actions afin que les deux mouvements se rejoignent. Proposition acceptée.
La direction du ZEF a fixé une seule règle à respecter : pas plus de quinze personnes. Des feuilles, accrochées en bloc sur le mur de l’entrée, permettent d’organiser la vie dans le théâtre : « qui dort ? qui nous rend visite ? qui nous soutient ? ». « On dort là où l’on peut, dans les loges, les couloirs. On s’est engagés à ne pas entraver le travail des salariés, explique Mélanie Lafaye, musicienne, professionnelle depuis 20 ans. Notre but est de remettre la culture en route. »
Payan studieux
13h30. L’heure tant attendue est arrivée. Benoît Payan arrive. Il est accompagné de Jean-Marc Coppola, son adjoint à la culture : « Nous avons besoin de la culture pour oxygéner notre esprit et donc il serait salutaire de rouvrir les lieux culturels. Les responsables de théâtre ont fait preuve d’une très grande créativité pour mettre en place des protocoles rigoureux afin de continuer de créer, répéter et surtout être au rendez-vous du public. Ils sont prêts. Et il faut que le gouvernement entende cela. »
La réunion débute. Les occupants présentent leurs revendications au maire qui, studieux, prend des notes. Ils lui proposent de l’aider à trouver des solutions afin de sauver la culture et mettre en œuvre des politiques municipales. « Il faut qu’on vous libère des choix. Les professionnels peuvent aider ! », s’exclame Christophe Labas-Lafite, comédien-metteur en scène. « Pourquoi ne pas mettre en place une nouvelle politique tarifaire ?, questionne Wilma Levy, actrice. Il faut réveiller le public, mettre des bus à disposition pour permettre aux gens des quartiers éloignés de se rendre dans les théâtres. »
Benoît Payan, venu pour recueillir les doléances, reste prudent sur les moyens que la Ville pourra mettre en œuvre pour y répondre : « On est sous injonction des gens, on ne peut pas augmenter les impôts ni faire d’emprunt. » Mais le maire de Marseille assure qu’il fera « tout son possible pour venir en aide aux intermittents du spectacle » ainsi qu’il sera là pour « appuyer toute revendication auprès du législateur ». Et de promettre une « politique culturelle qui reposera sur le développement de l’éducation artistique, l’ouverture à la Méditerranée, la démocratie culturelle »…
Lors de l’AG dans l’après-midi, durant près de deux heures, toutes et tous débriefent dans le calme la rencontre avec le maire, reparlent des actions à mener en commun avec ceux de la Criée, des manifestations à venir du week-end, dont celle sur la Canebière le samedi matin, listent les stratégies pour élargir la mobilisation en l’ouvrant le plus largement possible. Deux artistes de rue ont fait le trajet depuis le Vaucluse. Dans l’assemblée, un objectif est partagé : favoriser les luttes interprofessionnelles pour ne pas limiter le mouvement aux seuls enjeux culturels. Le programme est chargé. Toutes et tous martèlent qu’ils poursuivront tant qu’il n’y aura pas de changement. Ce que résume Danielle Stefan, comédienne, chanteuse et déléguée régionale du SFA-CGT : « J’occupe mon outil de travail pour le mettre en lumière ! »