Bande de rappeuses
Les chiffres parlent d’eux-mêmes ? En moins d’un an, Bande Organisée, le tube choral produit par Jul, affiche 318 millions de vues sur Youtube. La reprise du morceau par un collectif de 8 rappeuses marseillaises, qui a bénéficié d’une forte couverture médiatique et d’une excellente critique, a elle aussi fait un carton. Mais avec 150 fois moins de visibilité : deux millions de vues au compteur en six mois. Dans le Sud, comme sur toute la planète rap, les femmes sont-elles condamnées à l’invisibilité ? Lors d’une table ronde « Rap et genre » organisée en 2017 à Paris, la sociologue Marie Sonnette pointait un autre chiffre édifiant : de 1990 à 2004, moins de 5 % des rappeur.euse.s ayant publié un album sont des femmes. Si on ajoute les textes souvent crus des rappeurs, et la mise en avant des femmes comme objets sexuels dans la grande majorité des clips, faut-il coller l’étiquette machiste au rap ? « Le rap est à l’image du monde professionnel de la musique, fortement inégalitaire et où la présence des femmes à des positions visibles et valorisées reste marginale, soulignait Marie Sonnette durant la table ronde. Essentialiser la pratique du rap comme une pratique sexiste ne serait qu’une pierre de plus à la stigmatisation des jeunes racisés, dans un contexte néo-colonial où il est de bon ton d’expliquer que les pires sexistes ne sont pas produits par « la République » mais par « les autres ». »
« Se bagarrer pour les micros ouverts »
Car l’histoire du hip-hop français compte déjà de nombreuses rappeuses : « Quand j’ai commencé, il y avait Diam’s, Princesse Aniès, Sista Micky, se souvient Keny Arkana. Mais çà a toujours été minoritaire, puisqu’on les compte sur les doigts des deux mains. Et après Diam’s il n’y a plus eu de rappeuses qui connaissent un succès commercial. » La faute au public, qui ne s’intéresse pas au rap féminin ? « J’ai un peu de mal à blâmer l’auditeur, tempère Eloïse Bouton. Il écoute ce qu’on lui rend accessible facilement ou ce qui est très médiatisé. » En 2016, la journaliste, lance le site Madame Rap pour mettre en avant les rappeuses. Cinq ans après, le site recense et interviewe des rappeuses partout dans le monde. « L’exposition via les réseaux sociaux a aidé certaines rappeuses, qui n’auraient pas fonctionné dans les circuits traditionnels », estime Eloïse Bouton. « Pour les rappeuses de ma génération, il fallait se bagarrer sur les micros ouverts, pour dix minutes de freestyle, explique Keny Arkana. Aujourd’hui, on peut accéder à la musique depuis sa chambre. Ça protège peut-être de ce côté de se frotter aux autres, de prendre le risque de se faire huer. »
Mais les réseaux sociaux exposent aussi les rappeuses à des attaques de trolls masculinistes. « Quand on voit les commentaires pour Bande organisée version féminine, c’est effarant, tranche Eloïse Bouton. C’est du « retourne à la cuisine », des commentaires lesbophobes, ou sur le physique. » Interviewée par Madame Rap, Veemie, une des rappeuses du collectif, dit s’être presque attendue à un tel déversement. « Mais comme on est huit, on le prend moins personnellement, c’est plus diffus. » La solution serait-elle là, par une mobilisation des rappeuses en collectif pour mieux se faire connaître et faire valoir le droit des artistes femmes ? « J’en suis persuadée maintenant [après l’expérience Bande organisée version féminine], ce sera ça la solution », assurait Veemie dans la même interview. « Ce qui est frappant dans la scène rap marseillaise, comparée à l’Île-de-France, c’est qu’on voit plus de collectifs se monter », note Eloïse Bouton. Sur Madame Rap, elle recense déjà plus de 40 rappeuses, un nombre supérieur à la région parisienne. Parmi elles, six des artistes de Bande organisée version féminine ont créé le collectif Mareska. Autour d’une idée forte : « La sororité n’est pas une question d’origine ni de couleur. Nos différences nous rassemblent, et font de nous des sœurs. » Après les frères, au tour des sœurs de prendre le micro.