Moi Charles Aznavour au paradis… fiscal
« Hier encore, j’avais vingt ans, je caressais le temps / J’ai joué de la vie / Comme on joue de l’amour et je vivais la nuit / Sans compter sur mes jours qui fuyaient dans le temps » (1) Un brin nostalgique, Charles Aznavour vient de décéder à 94 ans dans sa maison des Alpilles, à Mouriès (13). Dans un décor tout de flou et de légèreté, il se dirige vers un comptoir siglé « Jugement dernier, district des Bouches-du-Rhône ».
– Nom et prénom peuchère, lui lance un individu, Ricard à la main.
– Aznavourian Charles, répond, penaud, le chanteur.
– Ahhh, on vous attendait ma foi. Quatrième porte à droite.
Interloqué, le petit Charles avance lentement vers une grande porte battante, qu’il pousse. Un grand éclair de lumière l’éblouit avant qu’il ne distingue au loin une arche clignotante sur laquelle sont alignées des lettres rouges, un peu comme à l’Olympia : « Paradis fiscal (le vrai) des célébrités. »
– Hein, quoi ??! « Un exilé fiscal, moi ? Qu’ils viennent me le dire en face ! », (2) s’étrangle le chanteur.
– Oui oui, ah que j’arrive Charles, dit une voix rauque venant de nulle part.
Sous un épais nuage de fumée, grosse Harley en main, blouson en cuir, clope à la bouche et brushing des grands jours, le grand Johnny fait une entrée fracassante.
– Jean-Philippe !!?, demande avec surprise Charles Aznavour.
– Lui-même. Ah que qu’est-ce que je suis content de te voir tu es « la première star qui ait accepté de m’aider, sans aucune arrière-pensée. […] je [te] dois beaucoup » (3). Allez suis-moi mon pote, je vais te faire visiter un peu, lui répond Johnny.
« Il y a quand même eu des gens de la politique qui pouvaient paraît-il arranger mon coup »
Derrière l’arche s’ouvre un immense espace où Charles Aznavour a l’impression de flotter et remarque, qu’ici, il n’y a qu’une odeur. L’odeur de l’argent. Sur sa droite, de grands fauteuils Louis XVI d’un blanc pur, généreusement rembourrés. Des noms sont brodés d’une fine inscription couleur or sur leurs dossiers : Florent Pagny, Michel Polnareff, Patricia Kaas, Alain Prost, Gérard Depardieu, Alain Delon, Amélie Mauresmo et tous les grands joueurs de tennis français… Johnny Halliday, bien sûr, tient bonne place au milieu de ce club des exilés fiscaux, aux côtés d’un fauteuil plus imposant où le nom de Charles Aznavour brille de mille feux.
– Mais, mais… Pourquoi moi ?, s’indigne Charles.
– Tu es le plus grand chanteur français de l’histoire… Et puis t’es un précurseur niveau fraude fiscale ! Tu t’es exilé en Suisse dès 1972. T’avais tout compris avant tout le monde !, s’extasie Johnny.
– « J’ai répété mille fois que je n’étais pas parti, on m’a poussé dehors. Tout cela pour une affaire qui s’est soldée par un non-lieu. On aurait dû me blanchir, on ne l’a pas fait, me montrant du doigt au contraire. […] J’ai construit une carrière à l’étranger, ce n’était pas facile. » (2) J’en ai chié je peux te le dire, moi le petit-fils d’immigrés arméniens qui a tant fait rayonner la France. « Enfant je fauchais aux étalages, il faut bien manger à tout âge. […] Jour après jour, heure après heure, j’ai appris ce qu’était pleurer. » (4) Et même plus tard, qu’est-ce qu’on ma mis dans la gueule ! Je me souviens des mots d’un journaliste alors que j’étais en début de carrière : « et pourquoi pas un chanteur avec une jambe de bois tant qu’on y est » (5). J’ai tout donné à ce pays, pourtant… Tiens par exemple « les Américains sont curieux de la nouveauté, quand ils entendent parler d’un nouveau chanteur, ils veulent le découvrir à leur tour. En France, il faut que quelqu’un soit déjà connu pour qu’on l’apprécie » (5). Et au final, ne le prends pas pour toi Jean-Phi, hein, mais toutes les télés du monde ont annoncé ma mort… Et puis, je n’en ai jamais trop parlé mais dans ma famille, on a beaucoup aidé les Juifs et les résistants pendant la guerre, même la veuve Manouchian…
– Oui oui, je sais Charles. Tu as aussi proposé devant Delahousse de faire « un tri » (6) des migrants. Mais c’est bon maintenant, c’est fini tout ça, tu peux arrêter de faire semblant. Tu te souviens qu’après la Suisse, ces fouille-merde de Mediapart et du Soir ont révélé que tu avais logé au Luxembourg une holding au doux nom de Abricot SA en 2007. Regarde-moi : j’ai bien laissé une ardoise de 11 millions au fisc (7). J’en suis plutôt fier.
Charles Aznavour semble perdu, le regard hagard.
– Et puis merde, t’as raison, j’ai plus l’âge de m’emmerder avec ça. Contrairement à toi, j’en suis pas spécialement fier. Tu sais, quand on commence à gagner beaucoup d’argent, on se met à aimer ça. Et puis on m’a aidé aussi, au plus haut niveau de l’Etat ! « Je peux le dire aujourd’hui. Il y a quand même eu des gens de la politique qui pouvaient paraît-il arranger mon coup, et moi j’avançais un petit peu d’argent en liquide pour les votes qu’ils allaient avoir, pour dépenser un peu d’argent sur les affiches, etc. Ça, j’en ai eu pas mal, ça m’a coûté très cher. […] On avait un go between [un intermédiaire, Ndlr] qui amenait l’argent en liquide quelque part » (8), balance Aznavour, tout en prenant place sur son trône.
– Et ben voilà mon coco, on y arrive. Bon maintenant, en attendant les autres on va en profiter hein ! Tu sais ici, il suffit de claquer des doigts et apparaît tout ce qui te fait envie ! Tu veux quoi, des filles, du champagne ?, demande Johnny.
– T’es sûr ?, balbutie Charles.
– Putain mais lâche-toi un peu. Allez je te sors le grand jeu : clac, piano à queue. Clac, cigare de la havane. Clac, une caisse de Ruinart. Tout le monde sait que ton exceptionnelle cave à pinard, tu te l’es faites gratos en exigeant des caisses de grands Bordeaux dans les lieux où tu te produisais. Alors mon Charlot, clac, dix caisses de Petrus. Ça te dérange pas si j’me commande un saladier de colombienne ?, sourit Johnny.
Charles Aznavour est aux anges, il n’entend plus rien, ses yeux s’illuminent. « Il faut boire jusqu’à l’ivresse sa jeunesse » (9), répète-t-il frénétiquement. Avant de remercier le seigneur, qu’il ne pensait pas aussi bon, et de se mettre à chantonner : « Emmmmmmmmeneeeeeez moi… »
Portrait publié dans le Ravi n°167, daté novembre 2018