A Marseille, la mairie reprend le micro
Le manuscrit des premiers textes d’IAM. Les cassettes audio des premiers raps qui circulaient de main en main autour du Vieux-Port. Les affiches des premiers concerts rap à la Maison hantée, le bar rock du cours Julien qui a accueilli les débuts de 3e Oeil et B. Vice. Ces merveilles, les enfants des écoles de Marseille ont pu les admirer dans les vitrines du musée municipal d’art contemporain en… 2017. Quatre ans après la capitale européenne de la culture. L’année 2013, qui devait mettre Marseille sur la carte culturelle du continent, est passée totalement à côté du rap, courant musical qui plus qu’aucun autre a porté au pinacle la deuxième ville de France.
« C’était pourtant très mis en avant dans le dossier de candidature présenté au jury européen, se souvient un acteur culturel qui avait proposé des projets hip-hop à Marseille Provence 2013. Mais au moment de fixer la programmation, ils se sont focalisés sur de l’événementiel et ont laissé de côté tous les projets structurants et toutes les cultures communautaires, comme le hip-hop mais aussi les cultures comoriennes, arméniennes, marocaines… » Pas vraiment une surprise pour la communauté rap marseillaise, confrontée depuis longtemps au mépris des pouvoirs publics. « Le hip-hop a trop longtemps été relégué en « sous-culture » de quartiers sensibles pour descendants d’ex-colonisés, dénonce Imhotep de IAM. La municipalité Gaudin ne reconnaissait et ne subventionnait que des cultures « de souche », élitistes et réservées à 3 % de la population. »
Festival inter-secteurs
Une alternance plus tard, la ville peut-elle rattraper vingt-cinq ans de retard ? « Pour l’instant on ne voit pas de changement, tranche la rappeuse Keny Arkana, militante altermondialiste et figure du quartier de la Plaine. À la métropole, qui a l’essentiel des pouvoirs, c’est toujours l’équipe Vassal, les mêmes dinosaures. Sur la Plaine, il y a toujours des caméras de surveillance. La mairie a fait quelques Tweets, mais rien encore de concret. » Hésitante sur la sécurité, privée des principaux leviers d’urbanisme et de transports qui pourraient faire changer la ville, la nouvelle municipalité veut marquer sa différence. En février, elle donne le nom d’Ibrahim Ali à la rue où avait été abattu en 1995 ce jeune rappeur de B. Vice, tué par des colleurs d’affiches du Front national, un meurtre qui avait marqué toute la communauté hip-hop.
« Le hip-hop et le rap doivent enfin prendre la place qui leur revient. »
Parallèlement à une politique de mémoire, la coalition du Printemps marseillais (PM) assurait durant la campagne électorale vouloir que « la culture hip-hop, si vivante à Marseille, trouve enfin les lieux d’expression qu’elle mérite ». Dès cet été, la nouvelle mairie lance « Hip-hop non stop », un festival organisé à cheval entre plusieurs secteurs de la ville, une première. Une programmation élaborée en concertation avec les acteurs du hip-hop, dans une posture d’humilité. « Parmi les élus, on est plusieurs à ne pas être des connaisseurs, donc on est là pour apprendre, explique Cédric Jouve, adjoint (PM) à la culture pour les 6e et 8e arrondissements. C’est une première étape pour entrer en contact, faire un état des lieux et des besoins. L’objectif est de dégager les axes d’une politique des cultures urbaines, pas de plaquer quelque chose de déjà vu ailleurs et qui ne serait pas adapté. » Au programme du festival : des scènes ouvertes, des concerts, mais aussi des tables rondes thématiques pour aider à la professionnalisation, dans toutes les facettes du hip-hop : danse, graff, son… Avec pas moins de 80 collectifs représentés, et trois jours de concerts en clôture au théâtre Sylvain, sur la Corniche. Mais aussi un grand débat : « Quelle politique culturelle pour le hip-hop à Marseille ? »
De l’autre côté de table, la communauté hip-hop constate le changement, mais reste prudente. Notamment face au projet de « maison du hip-hop » évoqué par l’adjoint à la culture Jean-Marc Coppola (PC) dans la foulée du documentaire Marseille, capitale rap. « Mieux vaut tard que jamais, note Imhotep. Il serait plus que temps que les institutions culturelles de la deuxième ville de France reconnaissent à leur juste valeur les potentialités de notre mouvement. Que ce soit en termes de lien social, de trans-générationel, de multi-culturel ou en matière d’éducation populaire, le hip-hop et le rap doivent enfin prendre la place qui leur revient. C’est aujourd’hui non seulement la culture la plus consommée, mais surtout la plus pratiquée en France ou dans le monde. »
Gros équipement vs la rue
La question cependant divise : le hip-hop marseillais a-t-il besoin d’un lieu unique et, si oui, où l’implanter ? « Tous les activistes du rap rêvent de cette maison depuis très longtemps. Ils ont une maison du hip-hop à Lille et pas à Marseille, c’est incongru du point de vue des activités de la scène rap, c’est lamentable, juge Soly. Ce serait dommage de le faire dans les quartiers nord, pour une raison : j’ai pas envie d’une culture ghettoïsée. “Voilà encore une culture de jeunes, portée par des noirs et des arabes”, j’ai pas envie de ça. J’ai envie d’un lieu central, au même titre que n’importe quel lieu de théâtre de Marseille en centre-ville. » D’autres acteurs sont plus circonspects : ne vaudrait-il pas mieux aider à se développer les structures existantes : salles de concerts, studios, ateliers ? « Un gros équipement comme la Place à Paris [maison culturelle municipale dédiée au hip-hop et implantée sous la canopée des Halles] ça ne semble pas être ce dont on a besoin à Marseille », estime Cédric Jouve.
Un point de vue partagé par certains rappeurs ou MC. Car un gros équipement signifie un investissement lourd, puis des coûts de fonctionnement importants, qui risqueraient de grignoter le budget de l’aide aux petites structures, alors que les finances municipales sortent exsangues des quatre mandats Gaudin. Keny Arkana est plus radicale : « Si demain il y a une maison du hip-hop à Marseille, je n’y participerai pas. Pour moi, le hip-hop c’est dans la rue, je déteste les institutions. » Dans la nouvelle génération de rappeurs ayant émergé dans le sillage de Jul, on attend même pas les nouvelles de la mairie. Sur le cours d’Estienne d’Orves, à deux pas du Vieux-Port, Soso Maness vient de reprendre avec des amis l’ancien Hard Rock Café dans lequel, selon Libération et Konbini, il veut transformer en lieu d’exposition autour du hip-hop. En plein cœur du centre-ville, passer d’un lieu où l’on expose les baguettes de Phil Collins et le pull de Kurt Cobain à un lieu où on célèbre le rap. Avec ou sans l’aide des pouvoirs publics, Marseille revient à la source.