« Votre cuisine est généreuse !... »

Ça me fait plaisir quand on me dit ça. Je me souviens de sortir de ma cuisine après un service particulièrement difficile. Les épaules voûtées, les mains grasses, le cerveau dépenaillé par tout le stress accumulé depuis le matin. Et un client me sort ça d’une bouche à moitié pleine : « Votre cuisine est généreuse !… »
Ce n’est pas pour me faire mousser que je vous raconte ça mais pour introduire quelques éléments de réflexion sur cette question : qu’est-ce que ça veut dire une cuisine généreuse ?
Il y a bien sûr le bon gras. On dit volontiers d’un plat arrosé de beurre, mouillé de graisse d’oie et badigeonné d’huile d’olive qu’il est généreux. Toutefois on ne le dit qu’avant de le manger, car après on dit « ouille !… ».
C’est tout de même fort comme mot, « généreux », ça fait appel au don de soi. Au temps passé. On voit, on goûte, on apprécie le soin apporté à une préparation. La poignée de petits pois frais, par exemple, a quelque chose de magique même sur un plat tout simple. Ces longues minutes qu’il a fallu au cuisinier, à se dénouer les phalanges dans les cosses craquantes, à laisser choir dans le fond d’un bol quelques petites perles vert pomme, elles ne sont pas sérieuses, elles ne sont pas efficaces. Le cuisinier doit s’organiser pour faire rentrer ces minutes presque oisives dans son temps de travail.
Pourtant si je pense à la cuisine de ma mère, je ne vois rien de particulièrement riche en graisse, et surtout je ne vois aucune seconde de perdue. Elle n’est qu’efficacité brute. Elle n’a pratiquement qu’un fournisseur, le supermarché, le reste pousse dans le jardin. La cuisine, l’arrière cuisine, la cave, sont surchargées de victuailles en conserve, de bocaux, de congélos pleins à ras bord de ses préparations. Ma mère peut dégainer un repas soigné pour 15 personnes en 10 minutes. Et moi, je la trouve très généreuse, sa cuisine. C’est là le sens caché et pourtant évident de ce mot. La générosité est un élan qui vient du cœur. Et que cet élan s’exprime par les graisses, par le temps passé ou par la précision de l’industrie, l’important est l’endroit d’où il émane. Et je suis tenté de dire que, au crépuscule de cette chronique, nous tenons là un principe lumineux pour exister tout court, au-delà de toute considération culinaire.