Conduites magiques
Un mensonge fantastique s’est glissé dans nos têtes et dans celles nos parents, un mensonge qui plane. Une fable savamment orchestrée depuis plus de cinquante ans qui voudrait qu’on peut manger tout et à tout moment. Et même si on pourrait penser que le peuple français a les papilles difficiles, on nous refile tout de même de la nourriture passablement dénaturée et insipide une bonne partie du temps.
Dans le livre La cuisine de Référence, sorte de bible pour les apprentis cuisiniers, on peut lire qu’un œuf est un œuf. C’est une donnée de base. Poids : dans les 45 grammes. Forme : ovoïde. Composition : blanc d’œuf, jaune d’œuf. Goût : stable, quelles que soient les conditions d’élevage.
Et pourtant si j’achète un œuf de ferme, et que je le mange à la coque, quelque chose dans mon corps est tout à fait capable de détecter qu’il y a une différence… Aspect : habituel. Couleur : R.A.S. Goût exceptionnel !
Certains aliments m’envahissent même sauvagement, imposant à mon imagination des paysages, des odeurs complexes. Un fromage de brebis, un clairin d’Haïti ou une tomate toute simple peuvent me mettre dans un état de stupeur totale. Impossible de ne pas fermer toutes les écoutilles pour ressentir pleinement toute la mélopée émotionnelle contenue dans cette bouchée ou cette gorgée. Un vrai produit naturel a ce pouvoir subtil de faire partir mon imagination au galop. Je devrais me concentrer pour trouver des mots et décrire fidèlement toute cette fantaisie gustative, toute cette magie. Mais ce serait comme tenter de dire ce qu’on ressent face à un tableau de grand maître. Ce serait forcément un peu une trahison, alors à quoi bon ?!…
Seulement voilà, à force de laisser parler ces ingénieurs cuisiniers, ces mirlitons technocrates, ces mijoteurs de tableaux Excel : un œuf est un œuf, une tomate est une tomate, un morceau de bidoche est un morceau de bidoche. Plus moyen de faire la différence, puisque nous n’avons pas de mots, et tout la bonne logique de l’argent s’insinue dans nos tripes, enroule nos aliments de plastique, fait partir des camions, remplit les rayons de nourriture qui n’en est pas. La grande esbrouffe de la bouffe industrielle c’est ça : mettre des mots sur ce que nous n’arrivons pas à nommer.
Ce matin j’ai acheté un joli petit chou frisé. Un vrai chou de producteur tout frais. Pour cuisiner cette recette j’aurais aussi dû dégoter du porc fermier, du miel de haute montagne, de la bière artisanale, mais pas le temps aujourd’hui de courir toute la ville.
Alors je me focalise sur ce petit chou. Je l’observe. Je tente de m’imprégner de la singularité de ce petit être vivant unique par tout le cosmos. Je voudrais poser cet acte là : m’arrêter devant cette belle nourriture et essayer de dessiner ce chou dans mon esprit. Prendre le temps de détailler chaque ligne de chaque feuille et comment la lumière vient se poser sur ses courbes.
Ces produits de très belle qualité se font rares, alors je vous propose, quand ils tombent entre vos mains, ce petit moment de travail sensoriel, pour que demain on ne nous la fasse pas à l’envers : pour qu’on ne nous vende pas de pâles imitations de produits naturels.