Artisanal-washing
Avec l’explosion du marché de la bière artisanale, l’image d’Épinal du petit brasseur s’efface. Le terme « craft » est récupéré pour être apposé sur des bières plus ou moins artisanales. Les industriels de la bière viennent à bas bruit tirer leurs ficelles. Heineken, qui possède un site à Marseille, l’assume bien volontiers. « Heineken investit depuis de nombreuses années pour soutenir le développement des brasseries [craft] », communique le groupe qui donne deux exemples : Gallia, brasserie parisienne, ou la brasserie Saint-Germain, dans le Pas-de-Calais.
Autre phénomène : le craftwashing. Emmanuel Gillard, auteur de La bière en France, le définit comme « [lorsque] les grands groupes se mettent à copier les codes des brasseurs artisanaux ». Un exemple parlant est celui de « La Cagole”. Cette bière créée en 2003, se présente comme une bière de Marseille. Elle a été brassée « à façon » en République Tchèque avant d’être rapatriée en France à Arques (Pas-de-Calais), dans des brasseries qui ne lui appartiennent pas (1). « La Cagole c’est un peu l’extrême. (…) Mais c’est le passé. Maintenant il y a un besoin de transparence, on ne laisse plus passer du tout ce genre de craftwashing », explique Emmanuel Gillard.
Car les brasseurs artisanaux et indépendants ont répliqué. « Au Syndicat national des brasseurs indépendants on travaille beaucoup sur les bières mensongères. Le terme “artisan” n’est pas protégé, n’importe qui peut appeler artisanale sa bière », explique Salem Haji, co-fondateur de la brasserie de La Plaine et représentant du SNBI dans les Bouches-du-Rhône. Le 12 juin 2020, leur combat est récompensé. La loi Egalim inscrit dans le code de la consommation que « le nom et l’adresse du producteur de bière sont indiqués en évidence sur l’étiquetage ». Pour l’heure le décret n’a pas encore été promulgué.
Reste le cas des brasseries difficilement classables. Ni vraiment artisanales, ni totalement industrielles, elles sont associées au craftwashing. Installée depuis 2018 dans le Var, la brasserie du Castellet a bénéficié dès son installation de l’investissement de Pietra, un groupe de bière artisanale corse, aujourd’hui d’envergure industrielle. Et travaille aussi avec le distributeur “House of Beer”, filiale de Carlsberg et Kronenbourg. Pour 10 000 hectolitres de “Fada” et “bière du Castellet” produits par an. Selon Salem Haji, sans critiquer la qualité de la bière, « la Fada est une bière industrielle qui se fait passer pour artisanale ».
« C’est du marketing bof ! »
La brasserie du Castellet reconnaît être loin d’une micro-brasserie. Mais elle s’accroche à son titre de brasserie artisanale. Parmi ses arguments : un maître brasseur élabore leurs recettes, en incorporant du romarin provençal dans la Fada blanche par exemple. « Mais contrairement à un microbrasseur, on ne va pas pouvoir créer une recette tous les deux mois, du fait de procédés plus encadrés », explique Sophie Linou, chargée de communication. France Bière Challenge, Frankfurt international trophy, médailles de la foire de Brignoles…. la Fada est sur-récompensée. « On a eu la chance d’avoir pas mal de médailles. Quand on est arrivé sur le marché de la bière, les personnes dans le monde brassicole ont dit “c’est une bière qui surfe sur le côté artisanal”. Ça a été important pour nous d’avoir ces médailles pour avoir une reconnaissance de nos pairs », développe Sophie Linou. Produits locaux, médailles et maître brasseur font-ils pour autant l’artisanal ?
La bière artisanale casse les codes dans les saveurs et dans les étiquettes. Les brasseurs adoptent des visuels plus singuliers. Une brèche où s’engouffrent de petits rigolos du marketing. Kekette, Levrette, Fuck Covid… Les noms farfelus fleurissent sur les bouteilles de bière. Qui ne font pas rire les micro-brasseurs. « C’est du marketing bof. On insiste pas sur la qualité, le goût. C’est juste une image. (…) C’est un peu triste, ils ne disent même plus ce qu’il y a dedans », se désole Flavien Lombardi, président de l’association Bière de Provence et fondateur de la brasserie Aquae Maltae.
Dans la région, une bière a connu un succès médiatique national : la Chloroquine Dundee, à l’effigie du professeur Raoult. Produite par Kiss’Wing, une brasserie artisanale montpelliéraine, elle est étiquetée par Sting18, une entreprise spécialisée dans l’habillage de bière basée à Nice. Eric Sgarroni, fondateur de la société, se présente comme « serial entrepreneur ». Il balaye d’un revers de main les critiques faites au côté marketing de son projet. « On a sélectionné des bières, on fait travailler des brasseries artisanales françaises et de différentes régions (…) Avoir une bière en main avec un contenu gustativement bon, c’est bien, mais si le contenant est attrayant, avec une belle bouteille, c’est mieux », défend-t-il.
Sa société produit aussi les marques Connardevirus, ChloroKing et 1ere ligne, à l’effigie des professions qui ont continué à travailler pendant les confinements : caissiers, soignants, éboueurs, enseignants etc, et même… banquiers. Une partie des bénéfices est reversée aux hôpitaux de France et à une association d’aide aux enfants atteints du cancer. « Ce n’est pas aux brasseurs de critiquer. C’est aux consommateurs de dire si ça leur plaît ou ne leur plaît pas, et de faire leur choix dans les rayons. Le seul juge ce sont les ventes », tranche le chef d’entreprise. Encore faut-il que les consommateurs aient toutes les clés en main.
1. Cf UFC Que choisir du 22/06/2018, « Origine des bières, scrutez l’étiquette«