Moi, Spike Lee, cinémactiviste
« Ladies and gentlemen, brothers and sisters of the jury, mâdâme le ministre de la Coultour… God I can’t do this in french… [Rires] Translator ?? No really, I really wanted, but I can’t (1) ! Ça marche ?? Je vois à vos sourires que ça marche… Eh bien mesdames et messieurs, on dirait que nous y sommes. Enfin. Un noir a pris le contrôle du festival de Cannes. Et il a des revendications politiques. Ahahahah ! Ne vous inquiétez pas, frères et sœurs de toutes couleurs assemblés ici. Ce sont toujours des hommes blancs qui choisissent les présidents du jury, et ce sont toujours ces mêmes hommes blancs qui en choisissent le jury. Dois-je les en remercier ? Je ne sais pas si je le dois mais je le fais avec plaisir. Mon cher Thierry, mon cher Pierre (2), merci. Merci d’avoir œuvré pour plus de diversité dans la représentation de ce qu’est le cinéma aujourd’hui. Et merci de l’avoir fait en m’appelant moi, qui ai une relation si forte avec Cannes quand, il y a trente ans, le festival m’a mis en pleine lumière pour mon premier long métrage (3).
Depuis je suis revenu souvent. Pour présenter certains de mes films, mais aussi pour voir mon frère, votre immense Jean Reno, qui est devenu un des adjoints au maire dans votre région tellement cinématographique (4). La Provence a toujours été une grande terre de cinéma. Grande. Je n’oublie pas que c’est tout près d’ici qu’a été tourné un des tous premiers films de l’histoire du septième art (5). Je n’oublie pas non plus qu’il y a un siècle, on filmait dans votre Camargue les premiers westerns avec attaque de train par les Indiens (6). Ces westerns n’étaient évidemment pas très réalistes, presque des parodies – pas étonnant que Tarantino soit si influencé par le cinéma français… Surtout, ces films n’étaient pas historiques. On n’y envisageait pas que la guerre menée contre les Indiens put être un génocide. On n’imaginait pas que l’esclavage en soit un. Car « l’esclavage en Amérique, ce n’est pas un western spaghetti. C’était l’équivalent de l’Holocauste (7) » Et on a du mal à penser aujourd’hui que la guerre économique et culturelle menée, partout dans le monde, contre les gens de couleur, puisse en être la prolongation…
« Le contrat social est brisé »
Mesdames et messieurs, depuis trente ans j’utilise le cinéma. Je l’utilise pour montrer combien « rien n’a changé depuis 1980 (8) » dans les relations entre l’homme blanc et l’homme de couleur, dans mon pays mais aussi dans le vôtre. Il y a trente ans je remportais le prix de la jeunesse ici à Cannes, au festival. Et depuis ce moment-là dans chacun de mes films je pose la même question : que faisons-nous contre cette violence ? Posez-vous une question : « Quel âge avez-vous ? Quel âge aviez-vous quand je faisais mon premier film ?? Tu ne peux pas juste rester assis, tu dois être actif (9). » Et vous avez largement assez de choses ici pour vous occuper. J’ai vu votre cérémonie des Césars, et j’avoue je ne vous comprends pas. Oui les cinémas sont fermés, les théâtres sont fermés. Et Cannes a dû être annulé l’année dernière. Nous avions tous des choses prévues, nous n’avons pas pu les faire. Mais dans votre pays comme dans mon pays, « des centaines de milliers de personnes sont mortes [du Covid]. Elles aussi avaient des choses à faire. Je ne vais pas me plaindre parce que je suis vivant (8). »
Plutôt que de pleurer sur le skaï des fauteuils de cinéma qui vous manque tant, regardez autour de vous. Avec le Covid, les inégalités que vous ne vouliez plus voir sont chaque jour plus criantes. Dans votre région, qui a autant de soleil que la Californie et presque autant de richesses, un habitant sur six vit sous le seuil de pauvreté. Et les habitants les plus riches gagnent en moyenne presque quatre fois plus d’argent que les plus pauvres (10). Est-ce que j’ai besoin de vous dire de quelles couleurs sont ces plus pauvres ? Oui mes amis, quelques-uns sont blancs… Mais vous le savez comme moi, même mieux que moi : la plupart sont bruns ou noirs. Dans cette belle région de Cannes, vous vous préparez à une élection où un parti qui admire l’Agent orange (11) a de sérieuses chances de l’emporter, et où les libéraux (12) sont réduits à ne jouer même pas les seconds rôles, mais les troisièmes ou les quatrièmes rôles. Bon sang mais qu’est-ce qui vous arrive ?? Dans votre Provence, Minelli a montré combien les pauvres et les fous peuvent produire les plus puissantes des œuvres d’art (13). Et vous continuez à vous reclure dans des palais en stuc et des résidences fermées…
Ha, je sais ce que vous en pensez. Le vieil homme noir en colère nous fait encore un prêche. Il radote ! Mais ce n’est pas parce qu’on répète les mêmes choses que l’on a forcément tort. Je vais vous raconter un truc. Il y a trente ans, après avoir sorti Do the right thing, j’ai tourné une pub avec Michael Jordan. Vous savez quoi ? Un éditorialiste d’un tabloïd m’est tombé dessus en disant que j’avais une responsabilité dans la violence des gamins de quartiers, qui se battent et volent pour avoir les dernières Nike à la mode. C’est marrant déjà à l’époque, on ne s’en prenait pas aux joueurs ou aux réalisateurs blancs pour ce genre de chose. Et surtout on ne cherchait pas « à changer ce qui fait qu’un gamin met tellement d’importance dans une paire de baskets, une veste ou un bijou (14)».
Trente ans après, où en sommes-nous ?? Nous avons eu un noir président des États-Unis. Mais les États-Unis imaginent toujours avoir un problème noir, et vous avez un problème avec vos propres minorités. Mon cinéma est comme nos sociétés occidentales : il n’a peut-être pas assez changé. J’y mixe toujours des plans d’actualités, « c’est très important parce que pour moi, ça montre que l’histoire se répète (15) ». Ma société de production s’appelle toujours 40 acres & a mule (16), parce que la réparation n’a toujours pas été faite. Comme l’a dit il y a tout juste un an la brillante et jeune autrice Kimberly Jones, face aux violences policières et aux inégalités « le contrat social est brisé. Et quand le contrat social est brisé je n’en ai rien à foutre de voir qu’un bâtiment brûle. Alors soyez heureux que les noirs demandent l’égalité, et pas la vengeance (17) ». Tenir la vengeance à distance, réécrire le contrat social, cela passe aussi par la culture, cela passe aussi par le cinéma. C’est la responsabilité que nous allons tous avoir, ici, pour dix jours et dans tous les jours qui vont suivre, sur ce merveilleux petit coin de Provence. Ladies and gentlemen, vive le cinéma. Et vive la France…