“ Cardin à Lacoste, c’est la violence par le fric”

Comment vous sentez-vous alors que sort en salle, ce mercredi 9 septembre, votre film, Cyril contre Goliath ?
Thomas Bornot : « Déjà, impatient que ça sorte (rires) ! Il y a eu des projections-débats où on a mesuré à quel point Lacoste était une histoire universelle. Les spectateurs nous expliquent qu’ils vivent ou ont vécu des situations similaires. On est content parce que c’est le but de notre film : provoquer des discussions. Donc oui, on a hâte de commencer la tournée. Entre le crowdfunding, le tournage, et le lancement repoussé à cause de la pandémie, on peut dire que la naissance du film a été tumultueuse ! »
Cyril Montana : « C’est cinq ans de boulot ! Et un financement participatif pour être solo parce qu’on voulait s’émanciper des dogmes de la télévision sur le traitement de l’information. Et puis en plein milieu du crowdfunding il y a eu le Bataclan. C’était délicat de venir réclamer de l’argent après ça. Mais bon… On a réussi à lever 30 000 balles pour se payer le matos. »
T. B. : « Quand j’ai rencontré Cyril, il pensait qu’un film se faisait en six mois (rires). J’ai dû lui dire ça allait être bien plus long ! C’est un film documentaire donc il faut avoir cette approche “journalistique” pour être juste. La première année, j’ai rencontré les gens de Lacoste pour comprendre ce que l’arrivée de Pierre Cardin avait généré. Ça prend du temps, mais le projet en ressort plus mature. »
D’où vient cette volonté farouche de “sauver” Lacoste (84), rendu célèbre grâce au château du marquis de Sade, des griffes de Pierre Cardin, le milliardaire qui y collectionne les maisons comme d’autres des timbres, en pétrifiant ce village du Lubéron ?
C. M. : « Le point de départ, c’est que je pensais retourner à Lacoste pour me ressourcer comme je le fais depuis que je suis ado. J’étais au bout. Un divorce, un dépôt de bilan, un contrôle fiscal… Mais je me suis rendu compte que l’endroit où je voulais me soigner était plus malade que moi. Je me suis dit : “Putain. C’est pas possible ! Ce mec a pas le droit de racheter ce village qui m’a sauvé quand j’étais ado ! » Avant, Lacoste n’était pas un écosystème marchand. C’était un territoire avec des paysans, des peintres, le poète américain Gustaf Sobin, des hippies… Ces gens m’ont formé. Ce village, c’était comme un parent pour moi. Alors avec mon copain Gaby – le sculpteur – on était très énervé de voir la situation perdurer : le néo-libéralisme, la loi du marché, “Monsieur J’achète” qui vire tout le monde et se prend pour un héros. J’ai pris contact avec Thomas dont j’aimais le travail : Le Jeu de la mort, Love Me Tinder. Lui, dans sa tête de réalisateur, il s’est mis dans une logique de documentaire. Il voulait retranscrire une vision personnelle de la situation : ma vision, à travers son regard. »
L’accueil de la critique est très bon, mais que répondez-vous à celle qui reproche au film d’être égocentré sur Cyril Montana ?
T. B. : « Cyril n’a jamais voulu se mettre en avant. C’était mon choix. Je m’intéresse aux personnages, à la psychologie. Mes films sont réfléchis comme une fiction. Ce qui m’a plu chez Cyril, c’est son côté “amateur de l’engagement”. Quand il m’a dit qu’il voulait s’attaquer à la propriété privé et à Pierre Cardin je me suis dit : “Il est complètement malade !” C’est quelqu’un qui ne s’arrête pas en chemin quand il veut quelque chose. En fait, je voulais voir jusqu’où il irait, un peu comme une mise en défi. Il y a un truc don-quichottesque… Pour moi, c’était un super personnage. »
Par contraste avec l’enthousiasme de Cyril « Don Quichotte », les habitants de Lacoste semblent bien résignés.
T. B. : « Des associations se sont battues pendant de nombreuses années. Mais c’est compliqué parce que Cardin est un mastodonte. Son arrivée a scindé le village en deux, entre ceux qui ont vendu et ceux qui ont résisté. Il a ramené une valeur qui n’existait pas fondamentalement là-bas : l’argent. Et une bulle spéculative immobilière dans un endroit où on ne s’y attendait pas du tout. L’autre donnée, c’est que Cardin a fait travailler beaucoup d’artisans dans le coin. Forcément les gens ont du mal à ouvrir leur gueule quand ils peuvent perdre leur boulot… »
Sans didactisme, vous montrez comment le pouvoir de l’argent, celui de privatiser tout un village, est extrêmement violent même si Pierre Cardin et son héritier affichent parfois – pas toujours – un visage affable…
C. M. : « Oui, c’est d’une violence absolue de débarquer et de racheter les maisons 2 à 4 fois plus chères que leur prix. Ce n’est pas une écoute du territoire : c’est la violence par le fric. »
T. B. : « Rodrigo [Basilicati, le petit-neveu de Pierre Cardin et potentiel héritier, Ndlr] est dans cette indifférence. J’avais dit à Cyril de toujours rester bienveillant avec ces gens-là et de demander simplement à les rencontrer. À notre pacifisme, ils ont répondu par la violence. En ne répondant pas au téléphone et en promettant des rencontres qui n’ont jamais eu lieu. »
Pierre Cardin est âgé, 98 ans, mais ses héritiers ne semblent pas s’émouvoir de son comportement de prédateur immobilier. Y a-t-il un espoir de changement pour autant ?
C. M. : « Déjà, Cardin a toute sa tête, il signe tous les chèques et vient de racheter deux autres maisons. Rodrigo, ce mec-là, tu ne sais pas ce qu’il veut. Est-ce qu’il va s’amuser à faire “Le Village de Pierre Cardin” et retranscrire chaque époque de la vie de son oncle dans les maisons inoccupées ? Est-ce qu’il va tout vendre ? Si oui, à qui ? Qui a envie d’acheter une maison du 19ème siècle dont l’intérieur est semblable à un HLM ? Parce qu’elles ressemblent à ça maintenant derrière les façades. La plupart des cheminées y ont été enlevées. Il y a même une baraque avec un ascenseur… » »
« Cardin joue avec la vie des gens du village »
T. B. : « On a fait une avant-première à Lacoste et étonnamment il y a des choses qui ouvrent depuis peu. Un café-restaurant donné en gérance à quelqu’un du coin, une épicerie-boulangerie, et une galerie d’art prêtée six mois à un artiste. Dans un premier temps, on s’est dit que c’était super. Mais on se demande si ce n’est pas du social-washing (1), à la manière des gros industriels. »
C. M. : « C’est l’arbre qui cache la forêt. Il y a trois boutiques ouvertes, certes, mais aussi toujours 47 maisons vides. Ça veut dire quoi ? Pierre Cardin joue avec la vie des gens du village. Je suis dubitatif sur le bien-fondé de la chose, même si j’ai envie d’y croire. Rendez-vous en décembre pour voir si c’est du sérieux. »
Comme par hasard, un documentaire hagiographique sur Pierre Cardin va sortir peu de temps après votre film en septembre. Vous en pensez quoi ?
C. M. : « On se demande si c’est un hasard… J’ai vu des extraits et j’ai eu des retours [Pierre Cardin, réalisé par P. David Ebersole et Todd Hughes, Ndlr]. Oui, c’est un truc hagiographique avec Naomi Campbell, Sharon Stone, Jean-Paul Gaultier. On rappelle dedans que Pierre Cardin est un grand créatif des années 60-70, qu’il a créé des licences qui lui rapportent entre 5 et 20 millions par an. En fait, il vend aussi bien du champagne que du PQ (rires). Le film en lui-même n’a pas l’air passionnant. »
Votre film est paradoxal : il décrit une situation bloquée, désespérante, et pourtant il file à toute allure et on en sort avec une pêche d’enfer ! C’était voulu ?
T. B. : « Oui c’était voulu ! On avait envie de faire une comédie sociale avec Cyril. On peut rire de choses graves. Le film montre que c’est pas facile, et surtout qu’on se pète la gueule. Mais peut-être que ça donnera envie à d’autres personnes de s’engager. Et puis, quelque part c’est une démarche de name and shame (2). La sortie devrait mettre la pression à Pierre Cardin pour que les choses changent. Enfin, on l’espère… »
Propos recueillis par Michel Gairaud et Samuel Vivant
Sur le dessin d’Ysope, au centre Cyril Montana, à droite Thomas Bornot, à gauche Grégoire Montana (acteur).
1. Consiste à masquer de mauvaises pratiques internes, managériales et de mauvaises conditions de travail.
2. Désigne le fait de déclarer publiquement qu’une personne, un groupe ou une entreprise agit de manière fautive.
« Lux, Luxe, Luxure « , notre reportage dessiné sur le tournage de Cyril et Goliath