Quartiers sur ligne de crête
C’était il y a tout juste deux mois à peine, une éternité depuis l’épidémie de Covid-19 et le confinement. Dans la nuit du 18 au 19 février dernier, une balle parabellum 9 mm traverse le rideau de fer du centre social des Musardises, dans la cité Consolat (15e) à Marseille. Et la vitre. Et même le mur de la salle polyvalente. Passée l’émotion, l’équipe diffuse largement un appel : “Nous, équipe du centre, usagers, familles, enfants sommes inquiets… Inquiets de devoir subir et de vivre avec cette ultra violence (…), inquiets du climat du (des) quartier(s)… Et surtout extrêmement inquiets de la banalisation de tels faits.”
Un mois après, le vendredi 13 mars, Emmanuel Macron vient d’annoncer la fermeture des écoles en raison du coronavirus, et dans le hall des Musardises, on gère l’urgence : fermer le centre aéré s’impose, mais que faire pour l’aide administrative, l’alphabétisation ? Pourtant l’exaspération, depuis février, est toujours là. La fameuse balle ne visait pas le centre social. C’est une balle perdue après un quart d’heure de tirs nocturnes sans autres conséquences, sur la colline qui le surplombe, en contrebas du lycée Saint-Exupéry. Mais elle n’a suscité que l’indifférence. “Ce qui m’étonne, c’est qu’on est en période électorale, et personne n’est venu, constate Frédéric Travers, directeur du centre social. Et les habitants ont dit, « c’est pas si grave, il n’y a pas de mort« .”
Or l’indifférence, la cité connaît. Pour lui, l’événement fait écho à d’autres abandons, dont souffrent en premier lieu les habitants : dépôts sauvages et carcasses de voitures non ramassés, problèmes de sécurisation de voiries, accès par quelques lignes de bus seulement, des secteurs, côté Ruisseau-Mirabeau, avec une population gitane complètement laissée pour compte… Le quartier est concerné au premier chef par la pollution au chrome liée à l’usine Protec Métaux d’Arenc, signalée par la mairie aux riverains six ans après.
Deux médecins pour 4 000 habitants
La cité a pourtant fait l’objet de quelques attentions. La colline qui la surplombe a été réaménagée il y a quelques années. “C’est positif bien sûr, mais c’est un peu saupoudrer : à côté, le terrain de sport est délabré”, commente Frédéric Travers. Une réhabilitation de la cité doit être conduite par Marseille Rénovation Urbaine, un diagnostic préalable a été établi par une équipe d’urbanistes. On y apprend qu’à Consolat, il n’y a pas de structure de petite enfance, seulement deux commerces alimentaires et deux médecins généralistes pour 4 456 habitants. Le document décrit un quartier où le revenu médian représente moins de la moitié de la moyenne métropolitaine, avec trois fois plus d’inactifs. Un quartier jusque là plutôt calme, mais “sur ligne de crête”, susceptible de devenir plus difficile si certains impératifs ne sont pas pris en compte.
Dans le nord de Marseille, Consolat est loin d’être une exception. Le secteur cumule les difficultés sociales – plus de 40 % de la population sous le seuil de pauvreté dans les 3e, 14e, 15e arrondissements -, la plus grande partie des logements sociaux de Marseille, et fait l’objet d’inégalités criantes : transports limités au bus, sous-équipement en piscines et bibliothèques, des problèmes persistants malgré les 17 chantiers de rénovation urbaine lancés depuis 20 ans. “Il y a un certain nombre de quartiers où il n’y a rien, une école, un centre social, et c’est tout”, souligne Joseph Richard-Cochet, délégué départemental de l’Union des centres sociaux des Bouches-du-Rhône.
École en première ligne
En première ligne face au désarroi et aux problèmes de sécurité, l’école et le social tirent la langue. À Consolat, selon le diagnostic de MRU, écoles et collège sont saturés et refusent des demandes d’inscription chaque année. Le collège Arthur Rimbaud, un des 23 collèges REP+ de Marseille, tous au nord de la Canebière, a été le théâtre de plusieurs incidents graves, impliquant des armes, sur les trois dernières années. Pierre Carminade, professeur d’histoire-géographie, syndiqué à Sud Éducation, évoque un portail défaillant pendant longtemps, une rénovation incomplète des locaux, des chemins d’accès très peu sécurisés : « Si l’environnement était sain, on aurait moins de problèmes« , résume-t-il. Il s’inquiète aussi de la réduction, prévue pour la rentrée 2020, des heures d’autonomie attribuées au collège, qui permettaient de dédoubler des classes : “Avec ce genre de politique, le REP+ se vide de son sens…”
Côté centre social, Frédéric Travers signale l’inflation administrative, point unanimement décrié par les acteurs du social et de l’associatif interrogés : “C’est compliqué, il y a la technicité, plus la multiplicité des dossiers à faire pour boucler le budget. J’en ai fait une cinquantaine l’année dernière, entre les appels à projet, les bilans…” Joseph Richard-Cochet évoque aussi une année 2018 “très dure” pour les centres sociaux et associations, avec la suppression des contrats aidés, “un gros choc qui a fait très mal”.
Au centre social de Saint-Gabriel (14è), qui couvre des quartiers en grande difficulté, ils sont ainsi passés de douze contrats aidés “Parcours emploi compétences”en 2018 à deux aujourd’hui. Subissant dans le même temps le désengagement de la région Sud et l’arrêt de dispositifs portés par la mairie, le centre social a dû réduire drastiquement ses effectifs et compter sur une aide exceptionnelle de la caisse d’allocations familiales, de l’État, de la ville et du département pour passer le cap.
Selon Joseph Richard-Cochet, l’État a mis en place quelques mesures de compensation en 2019, avec une remobilisation de la Caf, principal financeur, et le soutien à la création d’équipements sociaux dans les quartiers politique de la ville non pourvus, qui pourrait concerner huit quartiers dans les Bouches-du-Rhône. Après avoir d’abord enterré le rapport commandé à l’ancien ministre de la Ville Jean-Louis Borloo, le gouvernement d’Emmanuel Macron a dévoilé ses orientations, lancées le 13 juin 2019 par le ministre chargé de la Ville et du Logement Julien Denormandie, sous le nom de “Grande Équipe de la réussite républicaine”. “Après un ou deux ans de flou, l’État a fixé ses priorités, sur la grande pauvreté, les jeunes et la petite enfance, détaille Joseph Richard-Cochet. Mais comme il y a des restrictions de budget, quand ils flèchent des moyens quelque part, c’est qu’ils sont retirés ailleurs…”
Double peine en temps de crise
Et on n’en est plus là. Directrice de l’association Ancrages et membre du conseil présidentiel des villes (1), la sociologue Samia Chabani réagit au lancement, en raison du coronavirus, d’une plateforme de réserve civique par le gouvernement sur des missions “d’aide alimentaire d’urgence”, de “garde exceptionnelle d’enfants”, de “lien avec les personnes fragiles isolées” et de “solidarité de proximité” : “On est dans le cœur du sujet avec cette crise : il y a un abandon de territoires, mais aussi de champs de compétences qui étaient occupés par le service public et le secteur associatif, fait-elle remarquer. En déshabillant les services publics, on crée une situation dramatique en temps de crise. Il fallait soutenir la vie associative ! On fait l’expérience de ce que ça fait quand elle n’existe plus… On va faire cette expérience maintenant.”
Un espoir quand même : “Dans les quartiers, on n’a jamais tourné le dos à l’entraide, c’est indispensable comme la solidarité nationale ne suffit pas.” Dans de nombreux quartiers, l’auto-organisation par des habitants, des associations, des enseignants, a précédé la gestion de la crise sociale par les pouvoirs publics, enclenchée seulement début avril. À Consolat, l’équipe du centre social a recensé trente situations d’urgence. Le quartier a été oublié par la Métropole lors de la première semaine de distribution de paniers alimentaires, mais a pu s’organiser : “Heureusement qu’on a une bonne communication avec les acteurs de terrain”, constate Frédéric Travers. La balle perdue paraît aujourd’hui “carrément” loin. “Mais c’est un peu récurrent… On passe vite d’un sujet à un autre.”