"Un jeune homme a été tué ici parce qu’il était noir."
L’adolescent court vers son père, qui l’attend dans sa voiture garée en double file. Vingt-cinq ans plus tôt, à ce même carrefour du chemin des Aygalades, c’est en courant pour rattraper son bus qu’Ibrahim Ali, 17 ans, jeune marseillais d’origine comorienne, a été abattu d’une balle dans le dos par des colleurs d’affiches du Front national, en pleine campagne des municipales. Il sortait d’une répétition de son groupe de rap B Vice. Depuis, tous les 21 février, à 12h30, une manifestation du souvenir réunit famille, amis, habitants du quartier, militants, et quelques élus. Cette année, élections municipales oblige, « il y a deux fois plus de monde », soupire une mamie qui habitait de l’autre côté du carrefour à la mort d’Ibrahim. Au plus fort, le rassemblement compte presque une centaine de personnes. Colère contenue, Ali Ibrahima, un proche, prend le micro et monte sur l’estrade. « On pourrait dire qu’on a fait notre deuil mais non, ça ne passe pas. A 800 mètres d’ici, il y a une mairie qui est tenue par les tueurs d’Ibrahim Ali. Je veux pas faire de discours offensif, je veux juste dire un mot : élus, rassemblez-vous comme vous voulez, mais barrez leur la route ! » A quelques rues de là, la mairie de secteur des 13e et 14e arrondissements est depuis 2014 aux mains du RN. Stéphane Ravier y avait été élu grâce aux divisions de la gauche.
« Combien avant qu’on se réveille ? »
Cette année comme les précédentes, les manifestants ont collé des pancartes « rue Ibrahim Ali » sur le carrefour. Depuis vingt-cinq ans, ils réclament au maire Jean-Claude Gaudin que la rue où le jeune homme est tombé porte son nom. Sans succès. « On l’a fait pour Nicolas Bourgat [adolescent poignardé par un autre adolescent, près de l’église des Réformés], est-ce parce que lui il était blanc ?? s’insurge au micro Haidar Koulou, une amie d’enfance d’Ibrahim. Aujourd’hui il fait beau mais à l’intérieur, il fait gris. Il y a vingt-cinq ans un jeune homme a été tué ici parce qu’il était noir. Mais Marseille c’est une ville cosmopolite, Marseille c’est les Comores, c’est le Maghreb ! ».
Les proches déposent au pied du carrefour une gerbes de roses blanches, en accrochent une à l’angle de la plaque vissée sur le crépi de l’entrepôt. « Ici est mort Ibrahim Ali, victime de la violence et de la haine. » A côté, une fresque portrait du jeune homme, avec un cri : « Combien d’Ibrahim Ali avant qu’on se réveille ? » T-Shirt « rue Ibrahim Ali » sous sa doudoune, son fils à ses côtés, Philippe Sénégas, 43 ans, vient chaque année de Martigues. « Un meurtre comme celui d’Ibrahim serait encore moins surprenant aujourd’hui qu’il y a vingt-cinq ans, note-t-il. Quand on voit ce qui se passe avec les tueries d’extrême-droite en Allemagne, en Australie ou aux États-Unis… »
Des enveloppes contenant des copies du panneau de rue Ibrahim Ali sont distribuées. Saïd, large bob siglé OM et survêtement, en prend une dans sa poche. Il a 25 ans, est venu exprès des quartiers Sud. « Je suis d’origine comorienne, mes parents m’ont parlé d’Ibrahim Ali. Aujourd’hui rien n’a changé, il y a toujours autant de racisme, comme il y en avait il y a cent ans pendant les vêpres marseillaises [émeutes xénophobes contre les immigrés italiens ayant causé trois morts en 1881]. Et le risque RN est partout, dans tous les secteurs de Marseille. J’ai l’impression que les gens n’ont pas conscience qu’on est à un tournant : on doit sortir du système Gaudin, s’unir contre le clientélisme et battre le RN. »
Gentrification
Militante pour contre le logement insalubre et le délabrement des écoles, Aïcha Mansouri en est convaincue : « Il y a un renouveau possible, je suis très optimiste. On voit une augmentation des inscriptions sur les listes électorales. Quand on voit l’état des écoles et du logement, y compris dans le parc public, ce n’est plus possible que LR reste au pouvoir. » Les élections s’annoncent serrées. Tout autour, les quartiers Nord voient se multiplier les résidences fermées et sécurisées, qui pourraient y constituer un réservoir de voix pour la droite. Saïd dit voir aussi « un début de gentrification » dans les quartiers populaires du Sud de Marseille. Toutes les têtes de listes de gauche à Marseille ont promis de donner le nom d’Ibrahim Ali à la rue où il est tombé, et toutes assurent vouloir tout faire pour battre le RN dans le 13-14. Mais, à une semaine du dépôt des candidatures, pas moins de quatre listes de gauche étaient recensées face à Stéphane Ravier.