Mad Mars : il y a un os dans le poulet
Au conseil municipal de la mairie centrale à Marseille : 9 élus. Au conseil métropolitain : 10 élus. Deux adjointes parmi les dix premiers du gouvernement municipal. Mad Mars, collectif citoyen créé en 2018 par Olivia Fortin, aujourd’hui adjointe à la modernisation de l’administration municipale, a bien réussi son pari de croire en la politique. C’est “la deuxième force politique de la majorité”, ne manque pas de rappeler celle qui est restée sa présidente. Récompense d’un sens certain du timing, quand Mad Mars a lancé, avec trois autres collectifs, un appel à l’union des forces politiques progressistes qui l’a propulsé au cœur de la construction du Printemps marseillais (PM). Et aussi de la victoire surprise d’Olivia Fortin dans le 6/8 face à Martine Vassal, remportée à la tête d’une liste riche en candidats Mad Mars et citoyens (1).
Comme le Printemps marseillais, Mad Mars surfe sur l’idée de régénérer la politique par une alliance des politiques et citoyens, garants de l’union, de la transparence et de l’horizontalité. L’épopée assaisonnée de poulet – la recette magique pour créer du lien – a été racontée deux mois après l’élection par Olivia Fortin pour le compte de la Fondation Jean Jaurès, dont elle est proche. Et une nouvelle étape, la transformation de Mad Mars en mouvement politique, a été actée par une tribune à paraître dans le Huffington Post, qui met en avant les élus Mad Mars et leur travail (2). Mais le débat pour arriver là a secoué le collectif, marqué par la chute du nombre de ses adhérents et des militants déboussolés.
Fronde à la démission de Rubirola
Plutôt que se dissoudre après la victoire, Mad Mars tente d’abord, dans une assemblée générale en septembre 2020, de ménager la chèvre politique et le chou citoyen, avec une feuille de route prévoyant à la fois le soutien à ses élus et la poursuite de la mobilisation au sein de la société civile. Mais dans le même temps, le renouvellement de son conseil d’administration (CA) prend acte de son statut au sein la majorité : cinq élus municipaux, des collaborateurs de la mairie, trois membres proches du PS (Mad Mars autorisant la double appartenance avec un parti), Olivia Fortin à la présidence, et Mathilde Chaboche, adjointe en charge de l’urbanisme, à la vice-présidence. Ce qui met en minorité les petites mains, pas si nombreuses, du collectif.
L’équilibre, la transparence et l’horizontalité prennent un coup trois mois après, le 15 décembre, quand la maire Michèle Rubirola annonce sa démission. “On part avec une femme suspendue par son parti, on se retrouve avec un homme de parti”, résume Anne Vial, élue Mad Mars dans le 4/5, qui précise surtout se préoccuper du programme. Au-delà du symbole, de nombreux militants apprécient peu de n’avoir pas été informés du « switch », et de ne pas pouvoir exprimer leur déception : “De grosses tensions ont surgi, certains ont vu ça comme une trahison, explique une militante de longue date, qui a pris ses distances après la victoire de juillet. J’aurais aimé que Mad Mars fasse entendre une voix dissonante, je ne suis pas la seule. Et là, on a repris des éléments de langage créés par d’autres.” Le CA de Mad Mars retoque en effet un communiqué mêlant soutien à Benoît Payan et attentes sur la transparence et la démocratie participative. Des divisions s’ouvrent entre membres “puristes” et “pragmatiques”. S’ensuivent des réflexions sur l’avenir du collectif, avec même la proposition de le scinder en deux, un parti politique et un collectif de vigie citoyenne.
Les élus s’organisent
C’est que la crise est latente depuis l’élection. Pour certains des nombreux élus néophytes, l’atterrissage a en effet été rude : en juillet, en réunion interne, plusieurs élus Mad Mars protestent contre des consignes de vote non discutées à la métropole, évoquant un tableur Excel avec code couleur pour chaque vote selon qu’il faut voter pour, contre, ou s’abstenir. Quelques mois plus tard, le conseiller métropolitain Lourdes Mounien, actif à la réunion, concède sans détailler “des consignes de vote qu’on n’avait pas eu le temps de discuter”, l’expliquant par des contraintes liées au Covid et par l’absence d’un groupe commun aux élus Printemps marseillais, constitué depuis, en février. Dans les autres instances, les élus tâtonnent aussi pour se positionner : “Quand il y a une famille politique, comme le PCF, dès qu’il y a un désaccord, ils font front, on sent qu’il y a une force dans leur groupe, fait remarquer Émilia Sinsoilliez, adjointe à la mairie de secteur du 2/3. Parfois, nous, on est, je ne dirais pas un fétu de paille, mais on a beau dire qu’on n’est pas d’accord…” Selon elle, les élus Mad Mars constatent que “les drapeaux des partis reviennent vite”.
Les leçons sur ce point ont été tirées. Le groupe d’élus, réuni une fois par mois par Olivia Fortin et Mathilde Chaboche selon cette dernière, deux fois pour ceux du Conseil municipal, est en cours d’organisation, avec la mise en place de groupes de travail pour aider les élus via les outils internes de Mad Mars, ou la recherche de formations, mais sans moyens propres à l’association. Un groupe de travail sur les valeurs des élus, animé par Olivia Fortin, est à l’origine de la tribune à paraître. “Au début on avait un rôle de ciment, de petit groupe en plus, de valeur ajoutée. Aujourd’hui, ça a largement évolué, on prend nos marques dans la majorité”, constate Christophe Hugon, conseiller municipal Mad Mars et parti Pirate, dont la propre délégation, à l’open data, s’est étoffée d’un large volet sur le système d’information municipale. Et des élus ont rejoint Mad Mars depuis juillet : Sophie Guérard, adjointe en charge de l’enfance, Pierre Benarroche, maire du 6/8, et Pierre-Marie Ganozzi, troisième adjoint en charge du plan école. Ce dernier explique vouloir renforcer un pôle citoyen : “Je crains que chacun ne cherche à se mettre derrière son écurie présidentielle et à favoriser son candidat, au détriment de l’esprit du Printemps marseillais.”
Militantisme en panne
En revanche, côté militant et citoyen, c’est la crise de sens. Le site web de Mad Mars, où seule la liste des membres du CA et du bureau a été mise à jour depuis l’élection, et les réseaux sociaux du collectif, peu actifs, témoignent de l’inertie. Les présidente et vice-présidente de l’association ont un poids prépondérant, mais leurs délégations leur laissent peu de temps pour autre chose que d’expédier les affaires courantes. D’où un CA devenu, pour plusieurs militants impliqués, un “bureau d’enregistrement”, une communication interne en panne, et une gêne sur les projets pouvant court-circuiter la mairie. “On est les seuls, à Mad Mars, à jouer le jeu du Printemps marseillais, à ne pas s’exprimer ou faire les choses indépendamment”, explique l’un d’eux, déplorant aussi un manque de transparence, voire une “rétention d’information”, en contradiction avec les valeurs de l’association.
« On s’est berné »
La crise se cristallise sur la mobilisation citoyenne. Dans un collectif où on préfère le modèle de la fusée (qui met en orbite des élus citoyens, les ravitaille, puis va en chercher d’autres) à celui de l’assemblée populaire, une partie des militants de Mad Mars, plutôt issus des CSP+, s’était mobilisée dans la lutte contre l’abstention, sujet de sa campagne « Marseille Mérite » d’inscription sur les listes électorales. Pour Hind Gaigi, responsable du pôle Mad Mars dédié à la mobilisation, continuer dans cette voie demande d’ouvrir une parole qui puisse être critique vis-à-vis de la mairie. “Avec des acteurs qui le font déjà dans les quartiers, les centres sociaux, les différents collectifs, et, même si c’est un gros mot pour certains, le Syndicat des quartiers populaires de Marseille”, dont des membres sont proches du Pacte démocratique, avec lequel les négociations du Printemps marseillais ont échoué lors des municipales. Selon elle, ce projet, qui aurait fédéré à la dernière AG, est en difficulté en raison du Covid mais aussi d’un désintérêt du CA, qu’elle interprète comme une difficulté à tenir la position dedans / dehors : “On s’est berné, de se dire que dans la même association, on peut avoir deux adjointes qui font un boulot énorme et sont exposées, et un pôle d’émancipation citoyenne dans lequel, si on veut aller discuter dans les quartiers, il faut qu’on accepte des critiques de la mairie et des deux adjointes.”
Dedans ou dehors ?
Mathilde Chaboche et Olivia Fortin confirment la divergence de fond, sur le positionnement et l’indépendance relative du collectif par rapport à la majorité municipale : “avec 25 élus, Mad Mars n’est pas extérieur à la majorité municipale, ce serait faux de dire ça”, souligne Olivia Fortin, pour qui c’est “tout le débat de la transformation du collectif”. D’où le refus par le CA d’un communiqué public à la démission de Michèle Rubirola, selon Mathilde Chaboche : “être responsable, c’est s’assurer que les échanges se passent dans le bon cadre, c’est-à-dire des réunions de travail entre élus, au sein de l’exécutif, et pas par une forme d’interpellation extérieure”, explique-t-elle, assurant que des engagements sur la transparence et la démocratie participative ont été obtenus par elle et Olivia Fortin auprès de Benoît Payan. “S’il y a des manques graves, s’il y a des changements sur les engagements programmatiques qu’on a pris, là je vous assure qu’on saura monter au créneau, assure-t-elle. Mais là, à date, ce n’est absolument pas le cas.”
« La promesse aux habitants, ce n’est pas que Mad Mars continue à faire des cafés citoyens »
Au sujet de l’abstention, la présidente et la vice-présidente de Mad Mars redirigent également le débat vers les actions municipales. “Pour aller chercher des gens et les reconnecter à l’action municipale, il faut qu’il y ait des instances qui le permettent”, pointe Olivia Fortin. L’adjointe évoque avancées et difficultés sur l’open data, « après vingt-cinq ans d’opacité » et sur la démocratie participative, chantier auquel aucun agent municipal n’était dédié jusque-là. De son côté, Mathilde Chaboche cite la mise en place des Comités d’initiative et de consultation d’arrondissement, en cours, qui doivent permettre aux mairies de secteur de consulter la vie associative locale. Elle insiste sur la fabrication de politiques publiques, “dans des cadres qu’on assume politiquement”. “C’est ça la promesse aux habitants, pas que Mad Mars continue à faire des cafés citoyens tous les vendredis. Si certains ont envie de faire des choses que le cadre de Mad Mars ne leur permet pas, ils peuvent tout tranquillement le faire, l’état de notre ville fait qu’il y a des centaines d’utilités d’engagement, nos militants ne nous appartiennent pas.”
Avant son officialisation, les deux adjointes actent déjà, auprès du Ravi, la réorientation de fait de Mad Mars vers le politique : comme objectifs, elles évoquent l’une et l’autre le soutien aux élus, déjà existant, mais aussi les élections régionales et départementales, sur lesquelles elles espèrent remobiliser le collectif. Les discussions sur ces échéances ont démarré, dans un autre cercle : “C’est peut-être un point de divergence, mais Mad Mars est une composante d’une majorité qui s’appelle le Printemps marseillais, il est évident que pour nous, c’est d’abord dans ce cénacle-là qu’il fallait discuter”, explique Mathilde Chaboche, citant trois réunions auxquelles elle n’a pas participé directement. Des négociations peu claires pour les membres de Mad Mars interrogés par le Ravi, d’autant que depuis janvier des rumeurs courent sur les négociations avec les forces écologistes et la proposition éventuelle d’une tête de liste portée par Olivia Fortin. Interrogée, elle indique n’avoir “pas de commentaire, ni d’annonce” à faire et assure avoir été “très transparente” avec le CA sur ces sujets.
Un chemin Vert
La situation a pourtant mené à une érosion des forces du collectif. De 400 adhérents environ pendant la campagne, Mad Mars est passé à moins d’une centaine. Un creux de vague comme en connaissent beaucoup de partis entre les élections, mais néanmoins significatif. L’association a aussi été confrontée à une mise en retrait de membres moteurs, comme Annie Duranton, cheville ouvrière de la campagne d’Olivia Fortin dans le 6/8, qui a démissionné du bureau et du CA. “Je pense qu’Olivia n’imagine pas les dégâts qui ont pu être faits par cette latence”, commente Hind Gaigi, qui a pris elle-même du recul et craint que les élections ne parviennent pas à re-motiver les militants. C’est que les hiatus par rapport aux promesses initiales du collectif laissent des traces : “Mad Mars dit “Soyons fous, croyons en la politique”. J’ai été de ceux qui ont compris “faisons de la politique autrement”. Le cap choisi par Olivia, c’est “faisons de la politique, point final« ”, résume Augustin Aubert, ancien administrateur militant qui a depuis pris ses distances.
Très au fait de l’histoire politique, Frédéric Rosmini, membre de Mad Mars et conseiller politique du Printemps marseillais, après un long passé PS, compare le collectif aux Verts dans les années 1980, marqués par des crises internes au moment de leur passage du statut d’association à celui de parti politique. Mais les Verts avaient un élément différenciant, l’écologie. Pour Mad Mars, ce serait quoi ? Olivia Fortin met en avant l’appui aux élus, et la liberté de ton, le contre-pouvoir citoyen au sein de l’association : “Il faut que [nos] élus puissent être toujours entourés, aidés, challengés. Et garder cet espace de débat. Quelle organisation politique a la chance d’avoir ça, des instances de débat avec cette exigence qui nourrit l’action comme ça a été le cas depuis le début ?” Reste à savoir si, sans moyens et sans visibilité extérieure sur ces débats, Mad Mars continuera à attirer des citoyens exigeants.
(1) Le journaliste du Ravi Frédéric Legrand, ancien membre du conseil d’administration de Mad Mars, y figurait en position non éligible.
(2) Mise à jour : la tribune a finalement été publiée le 30 mars sous la forme d’un post dans l’espace blog de Mediapart, pour un appel à l’union aux régionales et aux départementales.