Les gilets jaunes en mode rouge et noir
Jeudi 17 janvier, 18h10. Ça manœuvre dans tous les sens sur le parking du campement des « Gaulois réfractaires du 04 ». Si quelques uns restent sur place collés aux braseros, une vingtaine de véhicules file en convoi vers la salle des fêtes de Corbières, à une dizaine de minutes. Pour la première fois, le groupe de gilets jaunes de Manosque délocalise son assemblée hebdomadaire. « On veut toucher les gens dans les villages », m’explique Audrey, une brune souriante de 38 ans, intérimaire dans la restauration sans emploi, avec qui je covoiture.
L’assemblée organise les actions du groupe, qui revendique quasiment 5 000 gilets jaunes, tous numérotés, et ratisse jusqu’à 40 km autour de Manosque. Elle gère aussi le bon fonctionnement de « la base », qui s’est repliée sur un terrain privé, à une centaine de mètres du rond point d’accès à l’autoroute A 51 dont il a été évacué manu militari le 7 janvier. Un exercice de démocratie interne qui s’expérimente chaque jeudi. Il a fallu négocier pour que le Ravi puisse participer…
À notre arrivée à Corbières, le maire, Jean-Claude Castel, doudoune sur le dos et crinière à la Jean-Pierre Rive, apporte des chaises supplémentaires. Il prête aussi la sono. Ex UMP viré en 2012 pour avoir donné son parrainage à Marine Le Pen, il assure « comprendre le mouvement », dont il rapproche les motivations de ses propres difficultés d’élu depuis la baisse des dotations de l’État. Mais pas question de laisser les clés, quand une participante s’oppose à sa présence au non de l’apolitisme du mouvement : « La salle n’est pas à moi ! » Il s’assoie d’autorité sur le bord de l’estrade, aux côtés du petit groupe qui conduit la réunion. En face, autour de tables positionnées en U, une soixantaine de gilets jaunes. Il y a quelques jeunes et un peu plus de retraités, mais la majorité a entre 40 et 60 ans.
BÂTON DE PAROLE
L’assemblée débute par la traditionnelle lecture du « cahier des propositions » de la semaine. C’est Marie-Jo, une blonde aux cheveux ondulés de 57 ans, mère au foyer et gilet jaune par « humanisme et empathie », qui s’y colle, micro à la main. Franck, un des deux coordinateurs élus pour représenter le groupe et qui a validé la présence du Ravi, apporte sa lampe frontale au premier intervenant : « Ce sera le bâton de parole. » Cheveux long, look baba, une quinqua propose, elle, d’utiliser les gestes de Nuit Debout pour voter : les marionnettes pour valider, les bras en croix pour refuser. C’est adopté, contrairement à la première idée : « porter plainte contre Macron. »
La deuxième soumet de « bloquer le rond point ». Plus vraiment chaud, un retraité rappelle : « Quand on distribue des tracts, beaucoup de gens les lisent. Ralentir la circulation ça peut être l’occasion d’engager le dialogue sur un sujet. » Philippe, mon voisin, approuve : « C’est nécessaire d’avoir un sujet à défendre. À chaque fois qu’on a bloqué sans message, on a détruit le lien avec la population. »
Patron d’une petite entreprise du BTP et prof d’économie en DUT à l’université d’Aix-Marseille, il a 58 ans et les traits tirés. Venu avec sa femme Véronique (gilet 4 667), il aimerait que les gilets jaunes de Manosque se transforment en association, « pour prévoir l’après rond-point ». Lui est présent depuis le 1er jour, plusieurs fois par semaine et tous les week-ends. Parfois la nuit aussi. « Pour les 8 millions de personnes qui vivent au-dessous du seuil de pauvreté, les difficultés de mes étudiants à trouver du boulot et les niveaux de salaire à bac + 3 », explique-t-il.
Alors que la discussion s’enlise sur l’avenir du rond point – construction légère, en dur, refaire le village, installer un mirador sur le point le plus haut -, sans que le bâton de parole n’arrive toujours à suivre, Philippe propose d’y construire « une tour Eiffel de 7-8 m », à l’image de l’Arc de Triomphe érigé par les gilets jaunes du Luc, dans le Var. « Il faut un symbole car le rond point en est un. C’est un lieu de passage, de discussion avec les gens, de soutien de la population », argumente le prof d’éco. Avant de hausser la voix : « J’ai fait les plans, il y en a pour 200 euros de bois. Je suis prêt à les financer ! » Les marionnettes s’agitent.
Les propositions épuisées, Pierre, le second coordinateur du groupe, prend la parole. 43 ans, barbe et queue de cheval, il a trois enfants et un peu plus de 3 000 euros de revenus. « Mais 2 500 euros de charges fixes hors impôts. » Cet artisan est chargé de faire le compte rendu de la réunion du début de semaine avec plusieurs autres groupes de gilets jaunes du département (Sisteron, Digne-les-Bains, Forcalquier…), qui cherchent à se coordonner. Il liste les propositions d’actions évoquées : s’inviter aux vœux des maires, manifester le samedi suivant à Forcalquier, la ville dont Christophe Castaner, le ministre de l’intérieur, a été député-maire (voir ci-dessous)… Autre point : l’organisation de l’assemblée citoyenne le 31 janvier. « Il faut ramener des gilets jaunes pour expliquer le Référendum d’initiative populaire, etc. Mais la salle qu’on nous propose à Manosque est petite », regrette Pierre.
TOTAL RESPECT
L’assemblée se dissipe un peu. Personne ne distribue la parole et les interventions ne sont pas limitées, alors parfois ça se relâche. Mais d’une manière générale tout le monde s’écoute. « Il y a beaucoup de respect », apprécie Pierre à la fin de l’assemblée. Il y a même un petit côté anar ou altermondialiste !
En attendant, le calme est revenu et la manif à Forcalquier a refait surface. « C’est judicieux, c’est là où habite Castaner. Il faut lui rappeler qu’un jour ou l’autre il faudra qu’il rende des comptes », avance notre retraité. Lola, la fille de Marie-Jo, une instit d’une trentaine d’années, enchaîne : « On pourrait faire la manifestation déguisé et maquillé, avec le prénom et l’âge des mutilés. » Les marionnettes acquiescent, mais la discussion a déjà dévié sur l’utilisation de la violence par le mouvement. Si elle est loin de faire l’unanimité, les brutalités commises sur un octogénaire lors de l’expulsion du rond point ont marqué. En vieux sage, Jean-Claude Castel, le maire, cherche l’apaisement : « La violence engendre la violence. La seule chose qui leur fait mal [à Macron et au gouvernement], c’est de ne pas faire de voix aux élections. »
Le même pousse d’ailleurs l’assemblée à participer au grand débat national et à remplir les cahiers de doléances. « Si on ne s’en saisit pas, ce sera des armes contre nous », approuve une gilet jaune. « Il faut y aller, sinon il n’y aura que les bobos », argue aussi un autre. Un risque qui ne ressort pas forcément des cahiers de doléances de Manosque. Consultés dans l’après-midi, plus de la moitié de la trentaine de contributions s’inquiète autant de l’immigration qu’elle ne réclame un système fiscal plus juste ou la démission de Macron…
L’enjeu est aussi de « faire changer la vision que les gens ont de nous », poursuit notre retraité. L’image des gilets jaunes est finalement le fil rouge de cette assemblée. « Le soutien de la population est important », insiste Franck. Il est 20h45. Alors qu’il lance le chant des partisans pour conclure l’assemblée, Marie-Jo y revient : « Si on veut faire venir des gens sur la base, il faut que ce soit propre. Faut pas en faire une ZAD ! » Et pourquoi pas ?