Petits-enfants d'immigrés algériens : le coeur entre deux rives
« Quand la guerre en Ukraine a éclaté, la première chose que ma mère nous a dite c’est : “Il faut faire des réserves de sel et de sucre« . Même à 71 ans, les séquelles de la guerre d’Algérie sont encore très présentes chez elle, explique Imad Zelmat, Marseillais de 31 ans. On ne m’a pas transmis grand-chose de cette histoire algérienne, si ce n’est la pauvreté, la famine, la peur de manquer…» Imad s’est rendu en Algérie plusieurs fois. « Ce que je vois ce sont les traces que cette guerre et cette histoire ont laissées sur les gens, la violence aussi », souligne-t-il. Mais pour lui le plus flagrant, ce sont les silences, car là où les descendants s’interrogent et veulent comprendre, pour les anciens, la parole n’est pas aisée.
« Ma mère ne veut pas ressasser. C’est difficile pour elle. Dès que j’essaie de savoir, elle se braque. Et devient agressive. Mon père, lui, est mort quand j’avais huit ans, il était né à Hashem. Je sais qu’il était illettré. De son histoire et de son parcours, je retiens son courage et sa force », souligne Imad qui a dû faire un travail de mémoire, seul. De ses origines, il préfère retenir la culture qu’on lui a transmise, la musique, les valeurs « comme la chaleur humaine et le sens de l’hospitalité ». Imad Zelmat assure qu’il n’a jamais vécu le racisme de façon directe, mais par anticipation, en se mettant lui-même des barrières et des limites de peur d’être rejeté. Il explique avoir toujours craint qu’on l’assimile par préjugé à un voleur ou un terroriste : « Ça m’a donné des angoisses terribles et ça a créé chez moi une sorte de paranoïa. Je me suis même interdit d’envisager certaines carrières car je les pensais inaccessibles, de par mes origines. »
Mémoire silencieuse
Le grand-père maternel de Karim H. est arrivé dans l’hexagone après la seconde guerre mondiale pour reconstruire la France. Ouvrier chez Renault quand la guerre d’Algérie a commencé, il s’était donné pour mission de recueillir l’argent de la diaspora pour financer l’indépendance du pays. Sa grand-mère est arrivée en France en 1962 pour des raisons de santé. La famille est installée à Courbevoie, puis à Trappes où Karim a grandi. « Mes quatre grands-parents étaient analphabètes. Car si on a vendu la grandeur de la civilisation française, ce n’était qu’au bénéfice de certains, mais pas des musulmans », souligne ce conseiller en géopolitique de 32 ans, aujourd’hui installé à Marseille.
Il y a six ans, il entreprend de réaliser son arbre généalogique. C’est par le prisme de la guerre d’Algérie et de la résistance du peuple Kabyle, dont sa mère descend, qu’il a pu dérouler cette trame narrative et fouiller dans la mémoire familiale. Sa grand-mère lui livre alors un témoignage bouleversant sur les expéditions punitives dans les villages, sur la culture de l’exemple et du viol. « Quand les Français arrivaient, les femmes se recouvraient le corps de bouses de vache pour être les plus repoussantes possibles et éviter de se faire violer. Je ne sais pas si ma grand-mère a subi de telles atrocités. Car s’ajoute à tout cela la culture de la honte. » Il découvre aussi l’histoire de l’oncle revenu de la guerre « un peu fou », et de cet autre jeté dans la Seine… Comme l’expliquait le mois dernier dans le Ravi, le politologue Paul-Max Morin, narrateur et coauteur du podcast Sauce algérienne : « La première génération souffre, la deuxième enfouit et la troisième veut redécouvrir. »
Les parents de Karim voulaient s’intégrer, là où leur fils veut tout savoir. De son propre chef, il étudie l’arabe classique : « Ça a été un apprentissage alors que ça aurait dû être un héritage. M’installer à Marseille, en 2019, ville où la présence algérienne est très forte, est presque aussi un rapprochement avec mon pays d’origine. » L’Algérie, Karim H. l’a découverte pour la première fois ado, puis y est retourné plusieurs fois, adulte. « C’est un pays d’une beauté incroyable, contrairement à toutes les représentations que la France d’aujourd’hui peut véhiculer sur ce pays et ses habitants, précise-t-il. J’y ai découvert tout un rapport ambivalent d’amour-haine de l’Algérie envers la France. Comme une sorte de fierté d’un pays qui est sorti du joug colonial tout seul avec une guerre d’indépendance mais en même temps des perspectives d’avenir qui se jouent de l’autre côté de la Méditerranée. »
Étranger sur les deux rives
Le grand-père de Messaouda Nouaouria, soldat du FLN, est mort au combat. C’est son père qui est venu en France à 20 ans en 1964 pour nourrir la famille restée à Guelma, ville située à la frontière tunisienne. Petite-fille de moudjahidines, sa mère a transmis à la fratrie le récit des exploits de guerre. « On a été bercé par ça. Il y a une aura héroïque qui entoure les combattants de la Liberté en Algérie, comme celle qui entoure les résistants en France, et qui perdure dans la famille », souligne cette juriste de 41 ans. Mais de préciser : « Mon père, lui, a un rapport beaucoup plus nuancé à cette histoire-là. La douleur est perceptible chez lui. Il a déjà été arrêté par la police française et battu. »
Au détour d’une discussion familiale, adolescente Messaouda pointe la « traîtrise » des harkis. « Mon père m’a stoppée net et m’a expliqué qu’il fallait avoir vécu la guerre pour pouvoir juger. Et cette nuance que lui, fils de martyrs apportait, m’a percutée et m’a amenée vers des lectures qui m’ont permis de comprendre la complexité de ce pays », précise-t-elle. Qu’en est-il de sa double culture ? « Quand tu es Française comme moi, tu grandis à la fois avec cette hérédité prestigieuse, mais en même temps dans le pays ennemi », poursuit-elle. Messaouda est allée cinq fois en Algérie, elle s’y sent bien, quand elle arrive sur le tarmac, elle a l’impression que « tout vibre » en elle, l’impression de retrouver un bout de son identité. Mais comme toutes celles et ceux qui ont une double culture, ici ou là-bas, on leur renvoie toujours l’image de l’étranger. « Nous ne sommes jamais pleinement chez nous alors que nous sommes chez nous dans les deux pays. C’est curieux », sourit-elle. Et de conclure : « En fait, nous, enfants d’immigrés, nous ne sommes réellement chez nous que lorsque nous sommes entre nous. Ce n’est pas une question de nationalité mais plutôt de territoire, du quartier où l’on a grandi. »