Petits-enfants de pieds-noirs, entre culpabilité et reconstruction

« Je ne laisserai pas les Arabes embrigader ma petite-fille ! » Justine a 8 ans, alors qu’elle prépare des makrouts dans la cuisine avec sa grand-mère, toute fière l’enfant parle de sa meilleure amie musulmane qui lui apprend la religion. « Si je n’ai pas vraiment compris la réaction de ma grand-mère, je l’ai de suite étiquetée comme raciste et ça a créé un fossé entre nous », souligne Justine Perez. Son grand-père lui apprendra plus tard que la sœur de cette dernière a été tuée par le FLN. Dans la famille, si les origines andalouses sont revendiquées, la part algérienne, elle, reste tue. Même si au final elle est partout, dans la cuisine, dans la verve et l’humour, dans les tableaux de sa grand-mère, dans les chiffres en espagnol et en arabe lorsque son grand-père apprend à Justine à compter.
Son père évolue dans un milieu de gauche et pendant longtemps rompt le lien avec ses propres parents. « De par cette histoire là aussi », précise la jeune femme de 30 ans aujourd’hui. Mais en 2007, ce dernier, Gille Perez, réalise un documentaire en trois volets sur les pieds-noirs (1). « Cela m’a permis de mieux comprendre. Ce monde colonial c’est ce qui les a entourés […] Je ne les excuse pas. Ils ont une responsabilité, on peut toujours agir sur un monde qui discrimine », précise la petite-fille de rapatriés qui par la suite a elle-même, pendant six années, choisi l’exil. Elle qui a étudié les historiens décoloniaux explique qu’elle s’est toujours sentie « mal à l’aise » avec ses origines pieds-noirs : « Parce que c’est connoté, que ça renvoie au racisme, à la richesse et à la colonisation… » Cette histoire personnelle qui s’imbrique dans un pan peu glorieux de l’Histoire de France, Justine a choisi d’en raconter son ressenti dans le podcast Sauce algérienne diffusé depuis mi février sur Spotify (lire encadré) dont elle est co-autrice et productrice. Sa grand-mère, elle, ne peut plus témoigner, la maladie d’Alzheimer qui au début la ramenait à ses souvenirs algériens a fini par tout annihiler. Mais avant cela, elle a transmis, comme on transmet un bout d’histoire douloureuse, le pendentif de sa sœur à Justine.
Entre tabou et silence
En 1962, Marseille, principal point d’entrée sur le territoire métropolitain, voit débarquer plus de 450 000 pieds-noirs. Sur le quai de la Joliette, des banderoles de la CGT « Pieds-noirs à la mer » les accueillent. Le maire de l’époque, Gaston Defferre, exhorte « qu’ils aillent se réadapter ailleurs ». « Les tensions sont ramenées d’Algérie et se recomposent dans le sud de la France, celle du racisme colonial et des ratonnades », rappelle le docteur en sciences politiques Paul-Max Morin (2), narrateur et co-auteur de Sauce algérienne. « La première génération souffre, la deuxième enfouit et la troisième veut redécouvrir », explique le chercheur. Il souligne qu’il est assez classique que les petits-enfants veuillent comprendre l’histoire familiale « parce qu’ils ont la distance nécessaire et que cette génération a bénéficié de tous les progrès historiographiques sur la guerre d’Algérie. Ces jeunes en savent quelque chose et c’est parce qu’ils ont une meilleure connaissance qu’ils peuvent interroger à la fois une histoire familiale et collective ».
Les petits-enfants de rapatriés « vivent avec la nostalgie et le silence. Ou au contraire l’omniprésence de l’Algérie autour d’eux alors que ce que l’on en raconte a totalement disparu. C’est comme si l’on vivait avec des fantômes qui peuvent être joyeux, agréables, qui servent à cacher aussi beaucoup de douleur », souligne le chercheur. « La question politique et l’altérité qui est transmise est aussi très présente. On peut être le témoin de propos racistes qu’il faut comprendre pour les déconstruire, mettre à distance et construire son propre rapport à la société française, poursuit Paul-Max Morin. L’autre enjeu est de se servir de cette histoire pied-noir pour développer son propre rapport à la Méditerranée, comme un pont pour pouvoir réparer et construire une relation plus égalitaire aux Algériens et aux descendants d’Algériens en France. »
Construire des ponts, redéfinir son rapport à la Méditerranée, c’est ce que Magali a choisi de faire pour transcender son histoire familiale faite de tabous, de silence et de souffrance. Malgré quelques réticences, elle a accepté de raconter ce qu’elle connaît de son histoire. Ce père arrivé à Marseille en 1962, à 17 ans, et qui malgré les années ne s’est jamais vraiment senti français. La colère permanente qui habite ce déraciné. Les propos racistes aussi qu’elle a pu entendre dans sa bouche, qu’elle n’excuse pas mais qu’elle explique : « Mon père est quelqu’un de profondément humain mais qui n’a pas eu d’éducation. Et l’éducation c’est primordial pour déconstruire. » Ce grand-père qui parle mieux arabe que français. « Mes arrières grands-parents étaient italiens et espagnols, c’était des gens sans terre qui sont venus en Algérie pour travailler, loin des clichés que l’on peut se faire des colons riches, raconte Magali. Je suis fière d’avoir un peu d’Algérie en moi, mais par peur que l’on me prenne pour une raciste ou qu’on m’en veuille, je n’en parle pas. Quand je le dis, j’ai l’impression de faire de la peine aux gens, peut-être parce qu’ils ont des histoires douloureuses avec ça. » Elle travaille auprès des populations des quartiers nord de Marseille : « Alors je préfère dire que je suis méditerranéenne, car je me sens vraiment appartenir à cette mer et ça me plaît. »
Responsabilités de l’État colonial
« Il faut arrêter de parler de rapatriés, car ils n’étaient pas français d’origine, mais européens, insiste François, 40 ans. Ma grand-mère était italienne. Ce sont des réfugiés qui sont par la force des choses devenus des exilés. Mes grands-parents étaient orphelins et pauvres. » Des petites gens là aussi, comme les grands-parents de Magali ou de Justine, mais pris dans un système colonial. Chez François, l’Algérie était partout, sauf dans la mémoire de son père : « Ils sont arrivés en 1958, mon père avait cinq ans, c’est un enfant de la guerre, et pour lui c’est le trou noir, il n’a aucun souvenir de cette période. Ma grand-mère, elle, en parlait tout le temps, c’était son drame. » Le système colonial ? « Ils n’avaient pas la conscience politique qui leur aurait permis de le remettre en question. On n’en parlait jamais, c’était comme un secret. Et l’amnésie de mon père a créé un trou dans la transmission, alors que moi j’étais en quête de racines et d’identité. »
Aujourd’hui psychologue, François a commencé par des études d’ethnologie et de sociologie avec un sujet de thèse qui l’a mené, des années durant, en Algérie : « J’avais besoin de renouer avec cette histoire de rupture et de créer une relation à mon père. J’avais 23 ans la première fois que je suis parti et sur place bien sûr, je n’ai rien retrouvé de leur Algérie perdue. Je me suis intéressé à ce pays du point de vue du colonisé. Et ça m’a aidé à me construire et à comprendre l’histoire de l’Algérie. » Selon Paul-Max Morin chez certains descendants de pieds-noirs, la culpabilité n’est jamais dite, mais ressentie. « Cette culpabilité découle directement de l’incapacité de l’État français à reconnaître sa responsabilité dans la colonisation, souligne le chercheur. Puisque l’on n’a jamais expliqué qu’il s’agissait d’un système qui enfermait tous les acteurs, ni comment il est né et ce qu’il a produit, les familles de pieds-noirs vivent avec l’idée que c’est elles qui ont fait la colonisation. C’est ce qu’à l’époque L’État racontait “c’est vous qui avaient fait l’Algérie”. Alors qu’historiquement ce n’est pas ce qu’il s’est passé. »
Pour Paul-Max Morin, si le rapport Stora, présenté en janvier 2021, a le mérite d’avoir créé un débat, il est incomplet : « Il manque tout un pan qui permettrait à la nouvelle génération de se mettre au travail. Par exemple, aujourd’hui, il n’y a pas de chaire sur l’histoire coloniale, ni sur l’histoire de l’immigration, ou sur les sociétés post-coloniales. Il n’y a pas de musée non plus, ni de fondation. On ne s’est pas penché sur les problèmes de visas pour les Algériens, ni sur le mépris pour la langue arabe. Tout ça permettrait pourtant de mieux comprendre l’histoire. Et de dépasser le passé. » Et de conclure : « Car le racisme et l’antisémitisme sont une conséquence de ce passé avec laquelle les jeunes vivent encore. Et permettre de lutter contre, c’est aussi une réparation de cette histoire-là. »
1. Les Pieds Noirs, histoire d’une blessure, documentaire de Gilles Perez, 2006.
2. Les jeunes et la guerre d’Algérie, de Paul Max Morin, éditions des Presses universitaires de France, 2022.