L'esprit critique au défi du complotisme
Coïncidence ? Je ne crois pas… Après le premier confinement de 2020, le nombre de demandes auprès des associations de lutte contre les manipulations mentales a explosé en Paca : « En général, on a 1 200 appels par an, calcule Didier Pachoud, président du Gemppi (1), association nationale basée à Marseille et reconnue par la Mission interministérielle de vigilance et de lutte contre les dérives sectaires (Milivudes). En deux mois, on en avait eu deux fois moins que d’habitude. Mais dès le déconfinement, ça a été un raz-de-marée. Et on a commencé à voir arriver aussi des cadres supérieurs, qui en deux mois étaient devenus captifs devant leurs écrans. »
Tous les profils se télescopent : « On a eu un ado et un jeune adulte qui parlaient anglais couramment et qui avaient adhéré aux thèses Qanon, mais c’est assez rare, note Raymonde Wartel, présidente de l’antenne Paca du Centre contre les manipulations mentales (2), basée à Nice. La majorité s’est laissée abuser par des sectes ou des petits gourous, qui se sont formés aux techniques de visioconférence. » « La “qualité” de la manipulation mentale baisse, mais la quantité augmente », tranche Didier Pachoud.
Méfiance impérative
Comment combattre le phénomène ? En reconnaissant d’abord qu’il est aussi vieux que l’humanité. « Les groupes humains ont de tout temps eu besoin d’un ennemi commun pour se regrouper, rappelle Pierre le Coz, professeur de philosophie à la faculté de médecine de Marseille. Et pour socialiser, il faut partager des croyances, des stéréotypes. » Un mécanisme renforcé par notre comportement individuel : « Pour notre cerveau, la vérité ce n’est pas tellement son problème. Il faut qu’il s’adapte en permanence à son environnement, il doit donc aller à l’essentiel, et simplifier. C’est la vie qui génère elle-même cette tendance. »
Nous serions donc tous naturellement réceptifs aux stéréotypes, et à la méfiance. « Avec l’expérience de la vie et de la déception, tout le monde a rationnellement des raisons de se méfier, insiste Pierre Le Coz. Beaucoup de philosophes, dont Spinoza, placent la méfiance comme un impératif premier. Et en démocratie, il est bon d’avoir des groupes humains à qui on ne la fait pas, qui vous regardent d’un air dubitatif… » Car dans la réalité, « les complots ça existe, l’action souterraine, ça existe, c’est ça qui est difficile », souligne Magali Bailleul, prof d’histoire géographie en lycée à Gardanne et formatrice au Clemi (Centre de liaison de l’enseignement et des médias d’information).
« Tout le monde a des raisons de se méfier«
La nouveauté du complotisme post-covid serait donc davantage dans sa diffusion, accélérée par le web et les réseaux sociaux, et par le fait qu’il est de plus en plus assumé. « Déjà à l’époque des attentats du 11 septembre, puis avec le succès du Da Vinci Code, ça existait, mais c’était quelque chose d’un peu subversif dans l’esprit des élèves, avec un côté rigolard, estime Caroline Chevé, professeur d’histoire-géographie en lycée et secrétaire de la FSU pour les Bouches-du-Rhône. Aujourd’hui c’est un peu plus fort. Quand sont énoncées des idées complotistes, c’est en disant aux autres que ce sont des naïfs. »
Face à cette affirmation, toutes les personnes interrogées s’accordent : attaquer de front ne sert à rien. « Faire douter, ça prend du temps, martèle Raymonde Wartel. Quand cela vient de figures d’autorité, comme les parents, des politiques, des scientifiques, ça ne marche pas. Il faut que ça soit des amis, des collègues, des frères et sœurs… » Pour sensibiliser et venir en aide aux proches de victimes d’emprise mentale, la Milivudes manque de moyens. Et la situation s’est encore aggravée après les attentats de 2015. « L’État a mis la priorité sur la lutte contre le radicalisme islamique, mais ça aurait dû être intégré à la Milivudes, pointe Didier Pachoud. Or ça a été tout le contraire. »
Formations en visio
Police, gendarmerie et services de renseignements n’ont pas mis le complotisme et les dérives sectaires dans leurs priorités, même depuis la pandémie. « Nos contacts au sein des forces de l’ordre sont de moins en moins disponibles », déplore Raymonde Wartel. Restent les associations et l’Éducation nationale. Pour les premières, les restrictions sanitaires compliquent énormément le travail. « Rencontrer les gens pour essayer de déterminer à quoi ils croient, c’est quand même mieux que le téléphone, souligne Raymonde Wartel. Mais avec le Covid on n’a plus accès à la maison des associations où l’on faisait nos rendez-vous… » Au Gemppi, on a opté pour des formations en ligne : « On a créé deux MOOC [cours à distance ouverts], un sur la radicalisation, l’autre sur les dérives sectaires, détaille Didier Pachoud. Ce sont des formations de vingt heures chacune, on a eu des inscriptions de partout, même du Canada. Mais ça ne suffira pas, il faut qu’on crée des émules et qu’on s’appuie sur des structures qui ont l’habitude du web… »
Du côté des collèges et des lycées, la réponse tente de s’organiser. « Pour le moment, ça n’empêche pas de faire cours, mais si on veut lutter contre le complotisme, c’est l’Éducation nationale… C’est un peu “débrouillez-vous”, déplore Caroline Chevé. On a des programmes à tenir, avec de moins en moins d’heures de cours et de plus en plus d’évaluation à faire. Il y a le cours d’éducation morale et civique qui pourrait aborder le sujet, mais ce n’est qu’une heure toutes les deux semaines, et en classe entière, avec un programme beaucoup plus large, notamment sur les institutions. » Le Clemi propose une formation « désinformation et esprit critique » en direction des enseignants. « C’est sur base du volontariat, et c’est très demandé », pointe Magali Bailleul. Au programme : des modules pour apprendre aux élèves à distinguer l’esprit critique, indispensable, et l’esprit de critique, qui amène à se croire systématiquement plus malin, à chercher toujours à se différencier.
« Dans mes classes, je travaille beaucoup à leur faire repérer les invariants du complotisme, notamment l’apparente logique y compris dans ce qui ne l’est pas, la dramaturgie, poursuit Magali Bailleul. Ça marche très bien, notamment en s’appuyant des chaînes en ligne comme Hygiène mentale, ou les pastilles Le Complot du Grand journal. » Au point que plusieurs élèves de l’enseignante se sont lancés dans la production d’une vidéo parodiant les théories complotistes en s’intéressant à un culte étrange qui laisse des traces sur les murs, dans l’aile la plus récente du lycée… Un juste renversement de tendance ? « Tout l’enjeu dans une société démocratique est de refuser un gouvernement des émotions, impuissant à aller vers la complexité de chaque débat, souligne Pierre Le Coz. D’aller vers “l’intransigeance exténuante de la mesure”, un juste milieu, qui n’est pas une médiocrité. » Comme par hasard…
1. Groupe d’études des mouvements de pensée en vue de la protection de l’individu, www.gemppi.org
2. CCMM, www.ccmm.asso.fr