Depuis que Jean-Claude est parti...

Menton semble figée dans le temps, comme cristallisée dans l’opulence de la Côte d’Azur et dans son architecture baroque du XVIIe siècle. Dernière commune française avant la frontière italienne, la ville a quelque chose de désuet. A quelques jours des fêtes, les haut-parleurs crachent de la musique de Noël, les persiennes vert d’eau repoussent le froid derrière les façades ocres. Longtemps, cette immobilité s’est immiscée dans la vie politique. Depuis 1989, Menton ne se résumait qu’à un seul nom : Jean-Claude Guibal. Le maire tenait la ville d’une main de fer. Sa mort brutale, le 25 octobre, est venue mettre un terme à 32 ans de règne. Laissant une ville orpheline et incapable de gérer sereinement ce lourd héritage.
A peine les obsèques célébrées, Menton est devenu le théâtre d’une guerre de succession. Le drapeau de l’hôtel de ville était encore en berne quand le conseil municipal a dû élire un nouveau maire, sur fond de guerre fratricide : l’ancienne première adjointe Sandra Paire contre l’ex-second adjoint Yves Juhel. Avant le décès brutal du maire, tous deux partageaient le même camp, soutenant mordicus Jean-Claude Guibal, octogénaire et LR. Avec 18 voix contre 17, Yves Juhel devient maire de Menton le 9 novembre. Immédiatement, Sandra Paire et seize élus démissionnent. Au total, 23 quitteront leurs fonctions. Le conseil municipal ayant perdu un tiers de ses membres, des élections seront réorganisées « en application des dispositions du code électoral », précise la préfecture des Alpes-Maritimes. Le premier tour est fixé le 30 janvier, le second le 6 février.
Espionnage informatique
Entre-temps, les deux alliés d’hier se livrent une bataille politique et judiciaire sans merci. Dès le lendemain de son élection, Yves Juhel remarque que les bureaux du cabinet du maire ont été vidés, posant un problème évident de continuité de l’action publique : « Plus aucun document, plus aucune feuille, plus aucun parapheur à part deux jours de courriers laissés en vrac au cabinet et non traités, constate le nouveau maire dans une lettre ouverte aux élus mentonnais, assure-t-il sur Twitter. Pourtant, la veille encore, lors d’un entretien (…), j’avais vu que son bureau était rempli de documents. » Facture de la déchetterie à l’appui, il porte plainte pour des faits de vol de près de 600 kg de documents. Le parquet de Nice ouvre une enquête. Sandra Paire et deux autres membres de l’administration sortante seront entendus en garde à vue le 15 décembre. « Ensuite, quand il fait son audit, il aurait découvert un système d’espionnage qui visait à regrouper tous les mails pour que tout soit su du maire ou de l’équipe proche du maire, indique une source judiciaire. Cela motive l’ouverture d’une enquête pour des faits d’intrusion dans un système informatique et de violation de correspondance. »
Sans jamais la mentionner, Yves Juhel vise sa nouvelle rivale Sandra Paire et son entourage politique. Ces derniers ont déposé plainte pour diffamation. « Ces accusations sont portées sans fondement dans un but d’instrumentaliser la justice, avec les moyens de la ville, à des fins électorales, affirme Sandra Paire par mail au Ravi. Le transport de 570 kg de documents à la déchetterie correspond aux déchets de la mairie qui sont collectés par les services de la propreté urbaine. Les dossiers papier, courriers et parapheurs inhérents à la mairie y sont bien restés ou sont retournés dans les services. Pour les accusations d’espionnage, l’accusation porte sur la redirection des mails des adjoints au maire vers leur secrétariat. Le reroutage dont il est question est en réalité une lecture partagée des mails adressés aux élus avec leur secrétariat, ce dernier réceptionnant ainsi le courrier papier et le courrier électronique qui est adressé aux élus. » Sandra Paire joint les justificatifs des autorisations pour « le suivi de toute correspondance qui est adressée en mairie » signés par les conseillers municipaux en juillet 2020. Preuve contre preuve.
« Dallas à côté, c’est gentil »
Dans les rues de Menton, les haut-parleurs ne sont pas les seuls à l’origine du grabuge. Ce lundi soir, une trentaine de personnes chantent Bella ciao puis la Marseillaise devant la mairie. Ces Mentonnais luttent « contre la compromission avec l’extrême-droite ». Ils accusent Yves Juhel d’avoir bénéficié de votes de conseillers municipaux d’extrême droite pour se faire élire, avant de les remercier avec l’attribution de délégations. Le nouveau maire dément par communiqué de presse : « seule une élue est affiliée au RN », maintient-il. Sandra Paire est présente devant la mairie. Florence Lagache fait aussi partie de ces élus démissionnaires : « Il y a une ambiance violente, délétère et de règlement de comptes qui ne ressemble pas à la ville de Menton. Avant, il y avait une stabilité, regrette-t-elle. C’est la mise en place d’un système de rumeurs qui vise à fragiliser la démocratie. Ce sont des méthodes d’un autre âge. » Ferdinand, qui se dit « citoyen engagé », analyse la situation politique mentonnaise. « Dallas à côté, c’est gentil. Ici, le maire a fait un hold-up et depuis c’est devenu la délation complète, estime-t-il. Jean-Claude Guibal était un bon maire mais les Mentonnais lui reprochent de ne pas avoir préparé la suite. » Dans les ruelles, Corinne aurait préféré des lendemains plus apaisés. « Ce qui me fait rire c’est qu’avant ils étaient tous de la même municipalité, sourit la Mentonnaise. Et aujourd’hui, c’est règlements de comptes à OK Corral. » Elle ira voter le 30 janvier « pour une continuité ». C’est ce que proposera Sandra Paire. L’ancienne première adjointe, candidate malheureuse le 9 novembre, se représentera « absolument ». Yves Juhel n’a pas pris le temps de répondre à nos questions. Sera-t-il candidat à sa propre réélection ? Toutes les listes devront être déposées avant le 13 janvier.