Les grands anciens vivent encore
Vous êtes candidat-e à une élection départementale : quelle est la première chose que vous allez faire ?? « Vous regardez les listes électorale de votre canton, et vous pointez les gens que vous connaissez, explique Émeric Bréhier, expert auprès de la Fondation Jean Jaurès (FJJ). Le canton, c’est une circonscription relativement petite, donc la prime à celui qui a des réseaux bien identifiés est énorme. » Dans le « nouveau monde » où des mouvements politiques plus ou moins gazeux comme LFI ou LREM peuvent s’imposer aux législatives avec des candidats inexpérimentés, les élections départementales restent une affaire de professionnels. « Ça reste le bastion des vieux partis, le PS et LR, pointe Christelle Marchand-Lagier, maître de conférence en science politique à l’université d’Avignon. Devenir conseiller départemental, c’est une étape classique dans une carrière politique. »
Avant 2015, l’étape était plus facile : le renouvellement des Conseils départementaux se faisait par moitié, limitant les risques de bascule politique. Les cantons étaient deux fois plus petits, la prime aux candidats bien implantés encore plus importante. Mais en 2015, bouleversement : le renouvellement est cette fois intégral, et les cantons regroupés pour pouvoir élire dans chacun un binôme paritaire homme-femme. La participation ne décolle pas pour autant : en Paca, le taux d’abstention dépasse partout 50 % des inscrits sauf dans le Vaucluse (48 %).
Électeurs rares et âgés
« Aux départementales, on a un corps électoral restreint et âgé, vous avez très peu de moins de 35 ans qui vont y voter », analyse Émeric Bréhier. « Moins vous avez de votants, plus l’élection va se jouer sur l’abstention différentielle, souligne Sébastien Roy, lui aussi expert à la FJJ et co-auteur avec Émeric Bréhier d’une étude sur les départementales, des années 1970 jusqu’à aujourd’hui. Celui qui gagne est celui qui a le plus mobilisé son camp. » Or, pour mobiliser une base électorale sur tout un département, il faut disposer d’un maillage irréprochable. A part au RN, pour lequel au vu des résultats électoraux l’étiquette semble primer sur le candidat, pour toutes les autres formations « cela suppose d’avoir des militants et des réseaux partout, ce qui n’existe que par une implantation ancienne », note Christelle Marchand-Lagier. « Vous devez avoir des colleurs d’affiches qui connaissent chaque canton par cœur, et des militants qui sont capables de traduire des grands enjeux politiques sur des sujets ultra locaux, tel terrain, telle vallée… », détaille Sébastien Roy. Une machine à faire campagne comme on en trouve que dans les partis traditionnels.
Le nouveau mode de scrutin, qui permet de mettre sur la même affiche deux personnes pas forcément du même parti, favorise de surcroît les négociations et les jeux d’alliances, et donc les logiques de parti. Les candidats citoyens, novices en politique, étant relégués au rôle de faire-valoir. « Ça c’est vu déjà lors des départementales de 2015, avec souvent des binômes entre un profil d’homme politique expérimenté, et une femme peu expérimentée », note Christelle Marchand-Lagier. Cinq ans après, alors que pour les élections régionales, plusieurs collectifs comme « Il est temps » ont réclamé en Paca un « rassemblement des écologistes, des forces sociales et de la gauche », aucune initiative de ce genre n’a émergé pour les départementales. D’abord parce que, dans la plupart des départements, l’union est déjà bien avancée, les négociations ayant démarré presque immédiatement après les municipales. Et aussi parce que les collectifs citoyens peinent, y compris dans les grandes villes comme Marseille, à trouver des candidats à envoyer sur des cantons.
« Voter pour une institution qui devait disparaître »
La faute à une faillite institutionnelle ? « On appelle quand même à voter pour une institution qui devait disparaître », rappelle Christelle Marchand-Lagier. Bien que le département soit mentionné dans la Constitution, et que pour les plus peuplés leur budget dépasse ceux des régions, Emmanuel Macron avait promis en 2017 de supprimer « un quart des départements » là où une répartition de leurs compétences entre région et intercommunalité était possible. Avec la crise des gilets jaunes puis le Covid, le projet a été repoussé aux calendes grecques. Mais une refonte de la décentralisation semble plus que jamais nécessaire. Et avec la suppression de la taxe d’habitation, remplacée par des reversements de l’État, les départements – comme les autres collectivités – ont perdu une grande partie de leur autonomie financière.
Départements sans le sou
« Alors que les collectivités locales réalisent 75 % de l’investissement public en France, elles ne peuvent plus décider de leurs ressources, mais seulement de la façon dont elles les dépensent, déplore Émeric Bréhier. Mais ça arrange un peu tout le monde : l’État, qui tient les collectivités par le tiroir caisse, et les élus locaux qui, devant leurs électeurs, peuvent se défausser sur l’État. » « C’est une bonne chose d’avoir supprimé la taxe d’habitation, qui était devenue un impôt injuste et impossible à corriger, abonde Sébastien Roy. Mais si on n’a pas de réforme budgétaire globale, on se retrouve dans une situation contraire à la Constitution et à la Déclaration des droits de l’Homme, puisque l’on vote pour des gens qui n’ont plus le droit de lever l’impôt, et que l’autonomie de gestion des collectivités n’y est plus. »
Comment sortir de l’impasse ? En re-politisant le débat, affirme Sébastien Roy : « Qu’on soit de droite ou de gauche, on peut tout à fait gagner une élection sans mettre son étiquette politique dans sa poche et sans promettre qu’on va raser gratis. On l’a vu aux dernières municipales à Montpellier et aussi à Nancy. Et si la presse montrait davantage les présidents de département responsables, qui font le job, ça aiderait à pousser dans le bon sens. Des Jean-Noël Guérini, il y en a, mais ce n’est pas du tout la majorité. »
Le couplage des élections avec d’autres scrutins, tenté cette année avec les régionales, pourrait aussi potentiellement améliorer la participation. Même s’il va entraîner des distorsions étonnantes dans certains départements comme les Bouches-du-Rhône, où la gauche part divisée aux régionales mais unie aux départementales. « Ça va être pas évident à expliquer quand il va falloir tendre un tract sur un marché », sourit Sébastien Roy. Pour favoriser les options politiques claires, « à terme, il serait logique de regrouper les élections par blocs dans lesquels elles auraient lieu au même moment, plaide Émeric Bréhier. Un bloc national avec présidentielle et législative, un bloc européen, et un bloc local avec communes, intercommunalités, département et région. Comme ça on élit tous les élus locaux d’un coup et ils ont six ans pour travailler ensemble. » Il suffirait de décaler les municipales d’un an. Rendez-vous en 2027 ??