Jeunesse de la rive sud : Défense de circuler !
« Aujourd’hui 27 chaises sont vides… Un seul Marocain a eu son visa. Pourquoi lui et pas les autres, on ne le sait pas, on n’a pas d’explication », s’émeut Jérémie Morfoisse, responsable « Éducation à la citoyenneté et à la solidarité » de Solidarité laïque. Ce vendredi 6 mai, l’ouverture du séminaire Jeunes des deux rives à Marseille a un goût amer. Plusieurs représentants du Maroc et de la Tunisie n’ont pas obtenu leur visa. « La colère nous habite, nous ne devons pas la taire, mais la transformer en force de changement et de progrès, et c’est l’esprit qui anime ce programme », poursuit Jérémie Morfoisse qui anime la matinée. Ce projet d’éducation à la citoyenneté et à la solidarité internationale qui entend renforcer le pouvoir d’agir d’engagement de jeunes de France, du Maroc et de Tunisie – et bientôt d’Algérie – que le Ravi suit depuis sa phase pilote, lutte ces deux dernières années pour maintenir ses échanges d’une rive à l’autre. D’abord à cause du Covid qui a vu de nombreux chantiers reportés et de nombreuses rencontres annulées, et aujourd’hui à cause de la problématique des octrois de visas.
Une décision électoraliste
En effet, en septembre dernier, à six mois de la présidentielle, par la voix du porte-parole de son gouvernement de l’époque, Gabriel Attal, le président de la République, Emmanuel Macron, a annoncé la restriction drastique de l’octroi de visas concernant les ressortissants d’Algérie, de Tunisie et du Maroc. L’annonce est intervenue au moment même où la candidate Marine Le Pen promettait un référendum sur l’immigration. Raison invoquée par le gouvernement : le refus de ces trois pays du Maghreb de délivrer les laissez-passer consulaires (LPC) nécessaires au retour des immigrés refoulés de France, faisant l’objet d’une Obligation de quitter le territoire (OQTF). « C’est une décision drastique, c’est une décision inédite, mais c’est une décision rendue nécessaire », déclarait Gabriel Attal au micro d’Europe 1, le 28 septembre dernier. Suivi d’une mise en garde du très droitier ministre de l’Intérieur, Gérald Darmanin, le lendemain matin chez Bourdin : « Tant que vous ne reprenez pas vos compatriotes, on n’accepte pas vos compatriotes. » En pratique, Il s’agit au total de réduire de 50 % les visas accordés à l’Algérie et au Maroc et de 30 % ceux accordés à la Tunisie quelle que soit la raison du séjour.
Suite à cette annonce, les pays n’ont pas tardé à réagir. L’Algérie, avec laquelle les rapports étaient déjà bien tendus, a convoqué dès le lendemain l’ambassadeur de France, pointant du doigt dans un communiqué de presse « une décision unilatérale du gouvernement français », « sans consultation préalable ». Du côté marocain, le chef de la diplomatie Nasser Bourita parle d’« une décision injustifiée ». Selon le ministère de l’Intérieur, en 2019, la France a délivré plus de 270 000 visas aux ressortissants algériens. En 2020, on tombe à 73 276 et en 2021 à 63 649, soit une baisse de 13,1 % entre 2020 et 2021. Le Maroc, lui, accuse une baisse de 29,6 % et la Tunisie 6,9 %. Concernant les OQTF, au premier semestre 2021, 7731 ont été prononcées concernant des Algériens, avec seulement 23 expulsions réalisées, soit 0,2 % de taux d’exécution. Concernant le Maroc, le pourcentage serait de 2,4 %, et 4 % pour la Tunisie. Mais le Maroc par exemple conteste le chiffre avancé par la France pour 2021 et concernant les LPC émis.
« Initialement, cette mesure devait cibler les hauts dirigeants des pays concernés mais finalement elle touche la population marocaine qui n’est pas responsable des raisons invoquées par le gouvernement français », souligne Bilal Mousjid, journaliste marocain qui a travaillé sur le sujet pour le média le Desk, en s’intéressant aux 50 000 transporteurs routiers tunisiens empêchés de circuler faute de visa. « Ce que j’ai constaté c’est que la restriction des octrois de visas a commencé bien avant l’annonce électoraliste du gouvernement, dès décembre 2020 », explique le rédacteur.
« Une humiliation coloniale »
Ali Ch. va être père pour la première fois dans quelques jours. Il est enseignant de français en région parisienne et a la double nationalité. « Je voulais que ma famille soit là, près de moi pour vivre ce moment ensemble. Surtout que je n’ai pas pu rentrer en Algérie depuis cinq ans », explique-t-il. Mais les demandes de visas pour ses nièces et sa mère ont été refusées. « Ne serait-ce que pour déposer le dossier, mon frère a déboursé l’équivalent de deux Smic algériens, qui ne lui seront jamais remboursés, note-t-il, énervé et déçu. Je vis ça comme une humiliation coloniale. C’est très violent. Les Algériens sont pris au piège entre deux États qui se foutent royalement de l’humain. Par contre cette mesure n’empêchera jamais les corrompus qui sont au pouvoir de circuler… »
Que la circulation des jeunes de la rive sud soit plus empêchée que celle des jeunes de la rive nord n’est pas un fait nouveau, mais cette nouvelle mesure appuie une fois de plus là où ça fait mal. « La France affirme une fois de plus sa domination sur ses anciennes colonies », souligne un responsable associatif. Cette humiliation, les 27 absents de J2R la vivent eux aussi. Le séminaire terminé, le responsable de Solidarité Laïque a pris un avion pour le Maroc. « Il y a ce fort sentiment d’avoir été trompé par la France et par les discours des autorités publiques en faveur de plus de circulation et d’une Méditerranée harmonieuse », souligne Jérémie Morfoisse.
L’incompréhension est d’autant plus grande que le programme est soutenu par les autorités françaises. Le ministère de l’Intérieur neutralise celui des Affaires étrangères… On peut s’interroger sur l’image que l’Hexagone envoie à la rive sud. Sans parler de l’argent public gâché : entre 30 et 40 000 euros pour J2R. « L’incohérence est générale. Certains éducateurs et jeunes marocains engagés dans le projet sont si en colère qu’à l’heure actuelle ils n’ont même plus envie de poursuivre », précise Jérémie Morfoisse. Quatre Libanais sur les cinq attendus au séminaire sont aussi restés coincés dans leur pays. Une lettre ouverte signée par tous les partenaires de J2R a été envoyée au Premier ministre Jean Castex, sa remplaçante, Elisabeth Borne, devrait en être destinataire sous peu. L’octroi de visas touche aussi les jeunes en service volontaire, qui pendant des mois se préparent à partir pour au final obtenir eux aussi un refus.
Sur les groupes Facebook d’étudiants maghrébins, là aussi les jeunes sont inquiets et les questions fusent. Et même lorsque le visa est accepté, ce qui les attend n’est pas plus aisé. Zakaria M. est algérien. Il a fait trois demandes de visa étudiant en 2020 sans succès. « A chaque fois le motif de refus était différent. Pourtant mon dossier était très solide. J’avais les 7500 euros d’économies demandés, des garants dont un en France, des attestations d’hébergement, des lettres de plusieurs universités, dont la Sorbonne… Je suis venu plusieurs fois en France avant ça, sans difficulté. Je pensais que le visa était une formalité », explique le jeune homme.
Finalement, alors qu’il n’y croyait plus, fin 2021 sa demande est acceptée. « J’ai perdu une année, j’avais l’impression de vivre un rêve brisé », souligne ce journaliste arabophone venu se former en journalisme francophone. Depuis novembre, il attend son titre de séjour qui lui donne l’autorisation de travailler, 20 heures par semaine maximum, pour payer ses études. « La semaine dernière, la préfecture m’a annoncé que mon titre de séjour était en cours. Enfin ! Heureusement que je suis venu avec des économies, sinon je ne sais pas comment j’aurais fait pour vivre », souligne Zakaria. Et le jeune homme de conclure : « Nous sommes les victimes des relations compliquées entre l’Algérie et la France. A l’heure où l’on veut élargir la francophonie, la politique française empêche des étudiants de venir et d’apporter leurs lumières. »