"Le soin psychologique est un acte contre l'impuissance"
En quoi le soin psychologique est-il un acte de résistance ?
Le traumatisme du peuple palestinien impose l’impuissance totale de ce peuple. Ce n’est pas un acte accidentel mais délibéré, à travers toutes les mesures politiques qui sont prises. Le trauma c’est le désastre d’impuissance. Faire en sorte que les gens puissent garder leur récit, leur mémoire personnelle ou collective, qu’ils puissent faire face et reprendre leur capacité à agir, malgré le traumatisme, c’est ce que j’essaie de faire à travers mon travail. Car le soin psychologique est un acte contre l’impuissance. Je reçois des individus impactés, j’organise aussi des réhabilitations psychologiques pour d’anciennes prisonnières politiques.
Comment la population palestinienne vit-elle le confinement lié au Coronavirus ? Est-ce que cela provoque une anxiété supplémentaire ?
Cette crise n’est pas la première pour les Palestiniens. Nous sommes un peuple très expérimenté car nous avons survécu aux couvre-feux, aux invasions et aux guerres. Nous sommes plus habitués à vivre dans l’incertitude que la plupart des autres nations. Une hotline a été mise en place par le ministère qui permet aux plus inquiets d’être redirigés vers une personne compétente. J’ai été nommée par le ministère de la santé pour apporter un soutien psychologique aux personnes actuellement en quarantaine. Je leur rends visite et je passe du temps avec chacune. Le personnel médical et les bénévoles peuvent aussi m’appeler s’ils ont besoin d’assistance. Les individus placés en quarantaine ont créé un groupe WhatsApp pour se soutenir mutuellement, et chacun d’eux a développé sa propre stratégie d’endurance. Ces personnes sont devenues des agents actifs dans la mobilisation de la communauté et la sensibilisation du public.
« Les barrières pour consulter sont nombreuses »
Les professionnels en santé mentale sont-ils en nombre suffisant en Palestine?
Il y a un manque criant de personnel dans notre profession. En Cisjordanie nous sommes 22 psychiatres pour une population de trois millions d’habitants. Sur 30 psychologues cliniciens, seulement une dizaine travaille à Gaza qui compte 2 millions d’habitants. C’est pourquoi dans notre façon de travailler, nous agissons de manière différente de celles des pays occidentaux. Nous impliquons énormément les médecins généralistes, les infirmiers, les enseignants, on appelle ça le « partage des tâches« . C’est-à-dire que nous formons beaucoup de gens à l’écoute, dont ceux qui donnent des conseils comme les religieux. On dialogue avec les imams, pour faire en sorte que leurs conseils en santé mentale soient éclairés, ni culpabilisants, ni stigmatisants pour les familles, notamment lorsqu’il s’agit de suicide. L’an dernier sur 250 tentatives, 25 d’entre elles ont abouti. Mais ce chiffre de 25 est loin d’être négligeable car c’est une mort que l’on peut empêcher. En cette période de quarantaine, le fait que la plupart de nos médecins et infirmières soient formés aux processus du Mental Health Gap Action Program [Programme d’action pour les manques en santé mentale] de l’OMS, leur permet de fournir le soutien nécessaire en matière de santé mentale aux personnes souffrant de troubles psychologiques courants, et beaucoup ont également été formés pour fournir les premiers soins psychologiques.
Est-ce que les Palestiniens viennent consulter facilement ?
Les barrières sont nombreuses. Ceux qui sollicitent nos services sont ceux qui souffrent le plus. Souvent les causes sont fonctionnelles. Par exemple les gens ont des difficultés à respirer ou des palpitations, ils vont d’abord chez le médecin généraliste qui ne trouve pas de problème médical à proprement parlé, ils sont alors orientés vers des psys. On leur explique que c’est lié au stress. Quand ils nous font confiance ils parviennent parfois à raconter l’histoire qui se cache derrière ce sentiment d’étouffement. Quelquefois il s’agit d’un secret de famille qu’ils ne peuvent pas partager ou d’une humiliation subie sur un check point, par exemple. Ces symptômes sont toujours liés au contexte social et politique. À travers leur programme « Reaching out« , les équipes de Médecins sans frontières vont vers les personnes touchées par des violences politiques, dont la maison a été détruite ou dont les enfants ont été tués par des soldats. Ils apportent une première aide en expliquant qu’un élément traumatique comme celui qu’ils viennent de vivre peut avoir des conséquences psychologiques. Ça se manifeste par un manque de sommeil, des troubles de la sexualité, une incapacité à se rendre au travail, ou à manger ou encore par un stress émotionnel très important. MSF familiarise les gens avec les conséquences psychologiques, et donnent la possibilité d’en parler. A posteriori ces patients viennent vers nous.
« On n’a pas besoin de médicaliser la souffrance, la colère et le deuil »
Quelles sont les pathologies les plus fréquentes ?
Une étude de l’OMS parue en juin 2019 explique que dans les zones de conflits la prévalence de troubles psychiatriques est de 22,1 %, c’est élevé. La plupart des gens souffrent de dépression, d’angoisse et font des attaques de panique. Un tiers souffrent de troubles sévères comme la schizophrénie. C’est ce que nous dit la science, sauf qu’en Palestine beaucoup de personnes souffrent de douleurs psychiatriques très importantes qui ne peuvent pas être classifiées comme maladies. Le deuil est une de ces douleurs. Il est toujours présent. Alors que le deuil ne doit pas être pathologique. Ce deuil prend plusieurs formes. À Gaza, lors de la marche pour la liberté, certains sont blessés par balle et doivent être amputés. Il faut faire alors faire le deuil de sa jambe. Ou alors lorsqu’un parent disparaît pendant 15 ans, emprisonné dans les geôles israéliennes, les enfants grandissent avec le fantasme d’un père. Ce sont des cas très fréquents que l’on ne peut pas mettre dans une case psychiatrique. Les Palestiniens doivent pouvoir décrire leurs souffrances psychologiques, sans qu’elles ne soient nécessairement pathologiques. On peut faire une faute grave de diagnostic en imposant des cases. Ça donne une fausse présomption selon laquelle il s’agirait d’une maladie que l’on devrait soigner. Alors que ce dont les Palestiniens ont réellement besoin c’est de liberté et de respect des droits humains. C’est ce qui diminuera leur deuil et leurs douleurs psychologiques. On n’a pas besoin de « pathologiser » ou de médicaliser la souffrance, la colère et le deuil.
Est-ce que la parole parvient à se libérer ?
Ils peuvent parler, mais souvent ils choisissent de ne pas le faire à cause des obstacles politiques. Dans le soin psychiatrique, le plus important c’est de définir un espace sûr. Mais les Palestiniens vivent sous occupation. Et comme Israël vend des systèmes d’espionnage, ils ont peur pour leurs dossiers médicaux notamment. Sous occupation, c’est compliqué d’établir un espace où les patients se sentent en sécurité. Il est important aussi pour eux de pouvoir raconter toute leur histoire. Mais pour certains le trauma est associé à la détention, ou la torture, ils ont souvent du mal à trouver le sommeil et quand ils nous consultent ils ne sont pas prêts à tout raconter parce qu’ils savent qu’ils vont être de nouveau interpellés. Les conditions traumatiques continuent, c’est inquiétant. C’est une barrière très importante pour la guérison.
Qu’en est-il des enfants ?
Ils représentent 47 % de la population palestinienne, ce qui rend toute la population vulnérable. Car lorsqu’un adulte s’occupe de cinq enfants, c’est un poids important. Les impacts sont plus sévères chez l’enfant et l’adolescent. Lorsqu’ils sont blessés ou détenus – une centaine par an – ça injecte aux parents un sentiment de culpabilité. Alors qu’ils ne peuvent pas empêcher leurs enfants d’être touchés par la situation. Ils ne peuvent pas les protéger. Souvent les média pro-israéliens instrumentalisent la situation et sous-entendent que les Palestiniens s’inquiètent moins pour leurs enfants et les mettent au premier rang lors des confrontations. Et ça joue un rôle considérable sur leur culpabilité, d’autant plus quand les parents sont traumatisés par la situation. Dans nos services publics, parmi 4 000 nouveaux cas par an, il y a 26 % d’enfants. Au Moyen-Orient les services ne leur sont pas adaptés. Ce sont des spécialistes en santé mentale pour adultes qui gèrent la situation. Pour palier ce manque, nous formons des enseignants. Car l’école est le lieu le plus adapté pour donner un soutien psychologique aux enfants.
Au début du documentaire on vous voit en réunion avec des psychiatres israéliens, quelles sont vos relations ?
Ce qui intéresse la plupart des professionnels israéliens c’est de faire de la normalisation avec les Palestiniens, sans reconnaissance de l’occupation. Moi je suis prête à travailler avec ceux qui veulent changer le statu quo, c’est la seule chose qui légitime le fait que l’on réalise des projets en commun, pour faire face à l’occupation. Tous les autres projets font du mal psychologique et du mal aux intérêts politiques des Palestiniens. Nous ne sommes pas dans un stade de post-occupation, nous sommes dans l’occupation. Et les professionnels en santé mentale qui nient cela ont un impact grave sur les Palestiniens, qu’ils utilisent pour libérer les Israéliens de leur sentiment de culpabilité. Ça n’est d’aucune aide. Les psychiatres avec lesquels je parle au début du documentaire s’intéressent à l’impact de l’occupation sur les populations, ils sont minoritaires et très marginalisés. Il y a des Israéliens qui interrogent le système de prison, la torture, la pression. Mais la plupart sont impliqués dans l’occupation. Il y a des médecins qui sont prêts à imposer de la nourriture aux Palestiniens en grève de la faim. Moi je suis prête à passer du temps à rencontrer ceux qui font le contraire.
Vous contribuez bénévolement à un plaidoyer sur les tortures infligées au prisonniers des geôles israéliennes, dans quel but ?
Dans ce cadre-là je forme aussi des médecins et des avocats afin de créer une force professionnelle pour participer à un recueil de dossiers qui représentent un témoignage important pour l’Histoire. Et peut servir si jamais un jour les Palestiniens se présentent devant la Cour pénale internationale.
« Israël utilise la psychologie pour blanchir l’occupation »
En tant que médecin, pourquoi avoir choisi la psychiatrie ?
J’ai fait mes études de médecine générale en Palestine. Lorsque j’examinais des patients je me rendais compte souvent que l’origine des symptômes corporels étaient psychologiques. Ça m’a impressionnée. Mon père était dans le domaine de la psychologie de l’éducation, quand j’avais 15 ans j’avais à disposition des livres sur le sujet. Et ça m’intéressait. J’ai compris rapidement que l’on manquait cruellement de psychiatres en Palestine. Je m’intéresse aussi à l’écriture, et j’ai pensé qu’en devenant psychiatre je pourrais aussi continuer à écrire. Et à livrer une réflexion novatrice sur la Santé mentale en Palestine.
Est-ce qu’il est plus difficile de se faire entendre professionnellement quand on est palestinienne ?
Ça dépend où. Être une femme en Palestine ne m’a jamais posé problème. Être une Palestinienne à l’extérieur c’est plus difficile, ça contribue à être traitée comme une suspecte. Surtout que je ne cache pas ma « palestinianité » derrière une qualité professionnelle. Je prends une position qui peut ne pas être très appréciée en occident car il y a un courant dominant dans le métier qui impose la neutralité et l’impartialité. Une neutralité qui est comprise souvent comme silencieuse sur les causes des opprimés surtout quand les opprimés sont des Palestiniens. Car si vous faites un tour sur les sites internet en santé mentale partout dans le monde, les groupes progressistes n’ont pas peur de dire qu’ils prennent position par rapport à l’identité, ou à l’identité de genre. Mais quand il s’agit de la Palestine il y a de nombreuses stratégies pour faire taire. On constate qu’Israël utilise la psychologie pour blanchir l’occupation, notamment en invitant les professionnels internationaux en santé mentale à des conférence à Tel Aviv ou Jérusalem. J’ai demandé à ce que soit reconsidéré le lieu de conférence, en expliquant que les amis internationaux des Palestiniens, lorsqu’ils arrivent à l’aéroport de Tel Aviv, sont souvent expulsés. C’est notre devoir de dénoncer ça. Les projets israéliens pour blanchir l’occupation fonctionnent très bien.
Vous avez créé un réseau international de professionnels en santé mentale, pouvez-vous nous en dire quelques mots ?
Ce sont des professionnel qui soutiennent le peuple palestinien et qui conceptualisent ensemble un plaidoyer sur la question du traumatisme sous occupation. Ce réseau fonctionne déjà avec les États-Unis, la Grande-Bretagne, la Belgique, l’Afrique du Sud et il est en train de se mettre en place avec la France avec une vingtaine de professionnels pour l’instant. Ceci dans le but de faire de la solidarité un outil d’intervention pour aider la collectivité palestinienne à traverser ses traumatismes. On essaie d’écrire dans les revues spécialisées. Dans lesquelles, on trouve beaucoup d’articles sur les trauma des Israéliens. Mais très peu de choses sur ceux des Palestiniens. Pourtant on peut apprendre beaucoup sur la dynamique de pouvoir et son impact. C’est important de générer du savoir de l’expérience palestinienne pour d’autres peuples qui sont dans une dynamique d’oppression déséquilibrée. En ce sens, la Palestine devient un modèle pour l’apprentissage de comment gérer la santé mentale.
Propos recueillis par Samantha Rouchard
*Derrière les fronts, Chroniques d’une psychiatre psychothérapeute palestinienne sous occupation, PMN Éditions & Hybrid Pulse, 2018