"C'est triste mais la politique de vitrine, ça marche !"
Enseignant-chercheur à l’École nationale des travaux publics de l’État (ENTPE), Fabrice Bardet a enquêté sur la montée en puissance des classements des villes et leurs conséquences, au sein de la métropole de Lyon.
En étudiant les premiers classements réalisés par le cabinet d’investissement Cushman & Wakefield, vous montrez leur opacité, mais aussi leur impact !
Ces enquêtes reposent sur des sondages, dont la méthode est fiable. Cependant l’échantillon consulté, souvent des chefs d’entreprise, est réalisé de manière beaucoup moins sérieuse que pour un sondage politique. Quand avec mon collègue Aisling Healy, nous avons commencé nos recherches, nous pensions réussir à prouver qu’il y avait de la triche. Or, assez rapidement, nous avons vu qu’il n’y en a pas ! Nous avons vu aussi que dans ce classement, seule une ville avait réalisé une remontée spectaculaire : Barcelone. Cet exemple, qui est donc unique, a pourtant servi de point de référence pour les élus de Lyon, comme dans beaucoup d’autres villes. Et avec raison : même si ces classements sont débiles, et leur impact électoral très incertain, leur effet est important en termes d’implantation d’entreprises ! C’est triste, mais la politique de vitrine, ça marche.
Choisir d’utiliser ces classements, c’est une question d’étiquette politique ?
Pas du tout : à Lyon, Raymond Barre [UDF], qui était un économiste, ne s’y intéressait pas plus que ça, il ne les trouvait théoriquement pas très riches. Avec l’arrivée de Gérard Collomb [PS à l’époque, désormais LREM], au contraire, ça embraie. Durant sa campagne de 2001, Collomb met tout le temps en avant cette idée de faire comme Barcelone. Une fois arrivé à la mairie, il va même promouvoir la création d’un palmarès des « villes de l’entreprenariat », dont la première édition sera décernée à Stockholm. Du côté des cabinets et des instituts qui réalisent ces palmarès, c’est une porte d’entrée vers le politique et le business : après que Lyon se soit lancée dans la compétition pour entrer dans son Top 15, cela attire l’attention de Cushman & Wakefield, qui y ouvre un bureau.
Comment réagissent les fonctionnaires à ces classements entre villes ?
Au départ, les 1 000 agents de la métropole lyonnaise ne voient pas trop comment se servir de cet objectif Top 15. Dans la haute fonction publique locale, on a davantage de passerelles avec le privé. Le directeur du développement économique, recruté par Barre, a fait toute sa carrière dans la promotion économique des territoires, et a la passion des classements. Et le délégué général à l’économie prendra même la direction de l’antenne lyonnaise de Cushman & Wakefield en 2007. Pour certains membres du cabinet de la métropole, cet objectif va aussi être utilisé comme outil pour un management agressif du personnel, particulièrement envers les cadres. C’est aujourd’hui ce qui fait l’assise électorale de David Kimelfeld, le président (LREM) de la métropole : il a rétabli un système de management humain.
Ces classements ne mettent-ils pas aussi en évidence notre foi irraisonnée dans les chiffres ?
Alain Desrosières, qui était à la fois statisticien et sociologue, disait « La statistique n’est pas une science, c’est une politique ». Si pour évaluer le chômage, je choisis de prendre en compte les créations d’emplois plutôt que le nombre de chômeurs, comme le propose l’Union européenne, je dis implicitement qu’une partie des chômeurs ne travaille pas par choix. Il ne faut pas mépriser le chiffre, mais se demander quelle est sa politique. Chiffrer quelque chose suppose deux étapes : Desrosières parlait de « convenir », c’est-à-dire définir ce que l’on compte, c’est la phase politique. Puis « mesurer », définir comment on le compte, ou plutôt comment on l’estime, car on est toujours dans une mesure qui a une partie d’approximation. D’où l’intérêt d’avoir plusieurs chiffres, pour pouvoir les comparer. Cela ne sert à rien de jeter le chiffre à la poubelle, il faut plutôt se bagarrer pour pousser les bons chiffres.
Propos recueillis par Frédéric Legrand